Le manipulé développé

Relate un passage marquant du débat entre deux économistes sur la manipulation du consommateur vu d'un point de vue soviétique et capitaliste (à l'occasion d'une conférence internationale à Zurich). Déplore que deux grands intellectuels issus de deux syst
LE MANIPULÉ DÉVELOPPÉ

FRANÇOISE GIROUD

Ils grignotent les murs, capturent les ondes, pénètrent les journaux, attaquent la cervelle, oblitèrent le jugement, conditionnent les réflexes, commandent les achats, déterminent les goûts, créent les besoins : ce sont les Manipulateurs. Une espèce dont nous serions tous les pantelantes victimes.
Est-ce là une réalité, ou l'un des mythes avec lesquels notre époque joue à se faire peur ? Le fait est que d'éminents personnages se sont réunis pendant trois jours, sous l'égide du fameux Institut Duttweiller, à Zurich, afin de confronter leurs observations sur « la manipulation de l'homme », telle qu'elle s'exerce aujourd'hui. Le Dr Alex Comfort, biologiste britannique renommé et anti-conformiste avéré, dirigeait les débats.
On sait l'habituelle stérilité de ces tournois oratoires. Chacun des participants répète généralement ce qu'il a écrit et publié au cours des mois précédents. Il ne convainc jamais ses contradicteurs et, les entendant, se convainc lui-même un peu plus que le monde est peuplé d'esprits faux, le sien mis à part. Quant aux auditeurs, chacun retient le plus souvent ce qui corrobore ses préjugés.
C'est bien ce qui s'est passé à Zurich, mais avec un retentissement particulier en raison du match qui opposa deux célèbres économistes, MM. Ota Sik et John K. Galbraith.
M. Ota Sik, communiste, fut vice-président du Conseil de M. Alexandre Dubcek. Il vient d'être déchu de sa nationalité. Il est réfugié en Suisse.
M. John K. Galbraith, libéral, fut l'ambassadeur de John Kennedy. Il est professeur d'économie à Harvard. Il se trouvait en Suisse parce qu'il y passe des vacances chaque hiver. L'un et l'autre devaient traiter de la manipulation du consommateur.
M. Ota Sik fit un exposé sur les effets de la planification centralisée et de la bureaucratie telles qu'elles régnent à l'Est, système « où le citoyen n'a ni la possibilité de choisir ce qu'il achète ni celle de discuter les prix ».
M. Galbraith, qui l'avait écouté avec une patience un peu affectée, répliqua que les citoyens des pays capitalistes sont, quant à eux, manipulés par « les monopoles qui imposent les prix et créent des besoins factices au moyen d'une sorte de persuasion occulte ».
Quand il ajouta : « Les différences entre les oligarchies dominantes aux Etats-Unis et en Union soviétique ne sont que formelles », M. Ota Sik en resta sans voix, le temps que l'élégant M. Galbraith quitte la salle, assuré d'avoir produit son effet.
M. Ota Sik reprit plus tard la parole, la voix soudain chargée d'émotion. Ce fut, entre autres propos, pour faire remarquer que M. Galbraith ne connaît pas les pays communistes et qu'il parle du marxisme sans savoir concrètement ce que c'est.
En fait, M. Galbraith ne doit pas en ignorer totalement les conséquences pratiques. On peut lui faire ce crédit. Le vrai est plutôt qu'il s'en moque. Le monde communiste de la pénurie institutionnalisée par la pagaille, ce n'est pas son souci. Ni le sujet de ses ouvrages. Le titre du plus connu, « L'Ere de l'opulence », le dit assez.
De son côté, M. Ota Sik se préoccupe assez peu du malheur purement capitaliste, et, pour l'heure, exclusivement américain, que représente l'excès de production et de consommation de biens superflus.
C'est l'un des aspects décourageants de ces confrontations internationales. Elles font toujours apparaître que, si les distances géographiques ont été abolies, si des hommes venant de tous les points du monde peuvent physiquement se rencontrer, il y a un décalage si profond entre le niveau de développement de leurs pays respectifs qu'il ne peut pas s'établir entre eux de langage commun pour une recherche commune du progrès.
Le progrès à partir d'où ? De quel revenu par tête d'habitant ? De quels moyens de production ? De quelle culture ? De quel système politique ? Donnant le pouvoir à qui ? Dénoncer la manipulation du citoyen comme une plaie des sociétés occidentales, devant un homme qui vient de l'Est, c'est, à la limite, insultant comme de parler des conséquences de la suralimentation à un Indien.
MM. Ota Sik et John K. Galbraith ne tournent pas sur la même orbite, alors que leur niveau intellectuel personnel est comparable.
La participation française à la conférence de Zurich était, malheureusement, inexistante, de sorte qu'aucun personnage de leur dimension et de leur savoir n'est venu parler de la manipulation de l'homme en général, et des consommateurs en particulier, vue d'ici, où nous sommes encore sur une autre orbite.
Manipulés, nous le sommes évidemment, comme tout le monde, si ce terme inquiétant signifie à la fin que l'on reçoit des ordres à son insu, et que l'on y obéit en croyant agir librement. Personne ne peut se prétendre indépendant de toutes les puissances visibles et occultes. Mais il y a une obsession moderne, une peur contemporaine de la manipulation, qui ne va pas sans une bonne dose de niaiserie.
Là aussi, tout se passe comme si l'âge d'or était derrière nous. Comme si, dans un paradis où l'autonomie de jugement et de décision était donnée à tous, le Diable avait introduit les Manipulateurs, ici Princes noirs de l'argent, ailleurs Dictateurs rouges ou jaunes de l'endoctrinement.
Mais quelle agence publicitaire, quel organisme de propagande, quelle puissance économique, quel monopole, quel oligopole manipulera jamais aussi habilement et victorieusement autant d'individus que l'Eglise, que toutes les Eglises l'ont fait pendant des siècles ? Pour ne rien dire, dans la vie de chacun, de la tyrannie manipulatrice exercée par les petites organisations, la famille, le village, le clan social ou professionnel.
La manipulation de l'homme a toujours existé, avec plus ou moins d'ampleur et de succès, selon la proportion d'esprits libres dont chaque pays est riche. Et elle a toujours été exercée dans des buts plus ou moins nobles par ceux qui détenaient le ou les pouvoirs.
Ce qui est nouveau, ce n'est pas la manipulation. C'est la sensibilisation des manipulés, soit aux buts mercantiles quand ils croient en déceler, soit au principe même du conditionnement, fût-il théoriquement destiné à faire le bonheur de l'humanité. Le manipulé développé commence à être mithridatisé, vacciné. De plus en plus difficile à intoxiquer. A manipuler. Il découvre lentement qu'il n'y a pas de « bons » pouvoirs pour celui qui les subit, ni de « bons » potentats. Et qu'il ne s'agit pas, pour lui, de choisir entre les monopoles occultes et les bureaucraties officielles, la publicité et la propagande, les professeurs et les Gardes rouges, mais de réduire et de limiter, avec vigilance, la puissance partout où elle s'exerce et pèse sur sa part de liberté.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express