Le lion humilié

Sur l'existence d'un nouvel horoscope, électronique. Réflexions sur la croyance en cette science et sur son influence performative chez les personnes sensibles.
L'hôtesse est ravissante, dans son uniforme gris. On ne saurait lui refuser aucun des renseignements que, discrètement, elle sollicite. L'ordinateur, un I.b.m. 360/30, a, comme tous les ordinateurs, les flancs lisses et l'air modeste d'un qui en sait long.
Quelques personnes sont assises, silencieuses. D'autres stationnent, debout, messieurs sérieux, munis de serviette, femmes de tous âges, bien vêtues.
On s'attend à chaque instant qu'une voix flexible égrène, comme dans les aéroports, l'un de ces petits poèmes de la vie moderne : « Le vol 509 en provenance de Karachi est arrivé... Le vol 603 en provenance de New York... de Téhéran... de Tokyo... de Buenos Aires... »
Mais c'est vers d'autres cieux que l'on décolle ici, dans ce climat huilé de laboratoire ultra-moderne.
De temps en temps, l'ordinateur émet un grognement et imprime soudain une série de lignes serrées sur un large ruban de papier. En vingt secondes, il en couvre quatre mètres. C'est le temps que met une dactylo rapide pour taper trois lignes.
Le papier plié en seize, un jeune homme le glisse dans un dossier, affiche un numéro, Un monsieur se présente, tend un ticket portant le même numéro. Il s'empare du dossier, l'air soucieux, et aussitôt, l'ouvre... Qu'y cherche-t-il ?
Cette superbe organisation, cet appareil scientifique dont sept à huit cents personnes font usage chaque jour, entre midi et minuit, dans un local luxueux des Champs-Elysées, tout cela est au service de la plus vieille des illusions humaines : déchiffrer dans les astres l'avenir, son avenir.
Pour être électronique, l'horoscope que débite l'ordinateur d'Astroflash n'en est pas moins un horoscope. C'est-à-dire, en l'occurrence, un « portrait psycho-astrologique » du sujet qui s'y prête, et une projection sur les six prochains mois des joies et périls qui le guettent, le tout calculé à partir des données habituellement demandées par les explorateurs du ciel astral : heure, date et lieu de naissance.
Ce sont ces données que chaque amateur murmure à l'oreille de l'hôtesse, sans que personne ose lui demander si Astroflash lui a promis un bel avenir dans cette carrière. Elle les porte, impavide, sur les cartes perforées dont se nourrit l'ordinateur.
Traduits, pour 20 Francs, en termes astrologiques et interprétés en quatre langues au choix, dates et lieux deviennent superbes. Le Soleil à l'ascendant, Jupiter en opposition avec Mars, Vénus flirtant avec Neptune, cela vous a une autre allure que d'être né à Montceau-les-Mines à l'aube d'un jour de novembre, même si ce n'est qu'une autre façon de dire les choses.
Cela a-t-il la moindre signification ? Peut-on sérieusement en déduire que « dans la période du 20 janvier au 16 février, Mars, dans la deuxième maison, celle des acquisitions, aidera le sujet à mobiliser ses forces en vue de l'augmentation de son avoir » ? Pour ce que je connais du sujet en question, il serait grand temps, mais, il y a tout lieu de craindre que Mars lui-même ne soit impuissant à opérer une telle mobilisation.
L'étonnant est que, quoi que l'on prétende, il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'opposer front de marbre et cœur d'airain aux déductions que tire M. Astroflash, ou tout autre de ses collègues, des relations qu'entretenaient Vénus et le Soleil à l'heure de votre naissance. D'autant qu'elles s'accompagnent de notations psychologiques qui ne sont jamais entièrement fausses, ce qui est troublant, et qui comportent même, parfois, une part assez grande de vérité pour auréoler toute la littérature connexe. Ce qui est dangereux.
Peut-être une certaine débilité mentale, qu'Astroflash omet poliment de signaler parmi les tendances qui composent la personnalité de ceux qui l'interrogent, est-elle seule responsable de cette sceptico-crédulité qui interdit de croire au rôle des astres, mais aussi de le nier complètement ? C'est, en tout cas, une débilité largement partagée. Jamais astrologues sincèrement convaincus de la validité de leur science, et charlatans cyniques, prophètes inspirés et cartomanciennes rusées n'ont connu, à travers le monde, pareil assaut de clientèle. Et non de la moindre. L'un des personnages majeurs du monde politique dirige son action sur consultation régulière d'un spécialiste distingué.
Et c'est le vrai problème. Non pas l'influence des astres, dont, à la fin, nous ne savons rien, mais l'influence des horoscopes sur les personnes sensibles, et même sur celles qui ne le sont pas. C'est peu de dire que certaines prédictions peuvent empoisonner une vie, plus qu'elles n'aident à l'orienter. Une jeune femme, qui reçut, il y a quelques années, l'assurance qu'elle n'aurait jamais d'enfant, en fut si profondément impressionnée qu'elle demeura en effet stérile pendant plusieurs années. Jusqu'au jour où une psychanalyse leva ce « blocage » décelé par hasard. Vous annonce-t-on qu'un accident d'auto vous menace dans le mois, il n'est nullement certain que cet avertissement engage à la prudence et ne provoque pas, au contraire, l'accident redouté. On crée ce que l'on craint plus facilement qu'on ne l'évite. Et pour peu que se réalisent ainsi — ou par la faute de Pluton, peu importe — quelques incidents annoncés dans un horoscope, il est bien rare que, dès lors, on ne devienne pas esclave de ses étoiles.
Pourquoi jouer à l'esprit fort ? Qui donc est si fort qu'il n'ait jamais obéi fugitivement à l'obscur ou à l'inexpliqué ?
Derrière Astroflash se dissimule, sauf erreur, un honnête homme, qui publie aux très respectables éditions du Seuil et qui, en programmant l'ordinateur dont il dispose, ne s'est sûrement pas départi d'une certaine prudence. Il reste que la collusion entre le produit le plus raffiné de la logique mathématique et la manifestation la plus irrationnelle de l'angoisse cosmique semble le signe même de l'époque où nous sommes.
Si un ordinateur n'était pas, à la fin, une machine stupide qui ne sait faire que des additions on l'imaginerait humilié jusqu'à la moelle de ses ferrites, comme un lion captif promené dans une foire pour faire délicieusement peur aux enfants.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express