Les effets pervers du succès à travers l'exemple d'Erich Segal, auteur de « Love Story ». Mais le dérèglement de l'esprit n'affecte pas forcément ces nouvelles vedettes. Loue Françoise Sagan que le succès n'a pas corrompu. « La vérité est qu'il agit comme
LE JEUNE HOMME IVRE
FRANÇOISE GIROUD
IL y a des hommes frappés par une maladie, un deuil, un accident, que l'on voit changer sous le choc.
Et puis il y a, espèce relativement rare, des hommes frappés par le succès que l'on voit, eux aussi, changer sous le choc.
C'est ce qui est arrivé, semble-t-il, à Erich Segal, auteur heureux de « Love Story ».
Ses amis assurent qu'il était autrefois tout à fait fréquentable. Aujourd'hui, à Cannes, où il siège dans le jury du Festival du film, il propose cette définition de lui-même : « Je suis une rose pensante. »
Eh oui !
Le mal qui le pousse à se trouver partout où quelqu'un pourrait recueillir son image ou ses paroles serait assez profond.
Retrouvant, l'autre jour, Michèle Morgan, qui préside le jury, il raconta, tout enchanté de son effet : « Je reviens de la radio. Savez-vous ce qu'on m'a demandé ? Si c'est vrai que j'ai une aventure avec Michèle Morgan. C'était difficile de répondre à une telle question !
« Non, dit Michèle Morgan froidement. C'était très simple. Il fallait répondre : « Vous n'y pensez pas, elle pourrait être ma mère... »
Erich Segal n'eut pas l'à-propos de suggérer : « Et moi, je pourrais avoir un souffle au cœur... » C'est Pierre Billard qui trouva la réplique.
En fait, personne ne s'était inquiété des relations entre Michèle Morgan et Erich Segal. Ce jeune homme est tout bonnement ivre. Ivre de succès au point d'en être émouvant.
Tout étant relatif, Louis Malle, à côté de Segal, semble, à Cannes, fuir la publicité personnelle. C'est dire où en est arrivé le premier.
Le cas est grave mais bien connu. Sinon, l'expression « ivresse du succès », qui est un lieu commun, n'existerait pas. Sinon, Papillon, de naturel avisé, n'eût pas perdu la tête l'an dernier jusqu'à donner des leçons de moralité publique.
Il convient d'avoir de l'indulgence pour les ivrognes du succès. Quand le passage de l'ombre à la lumière est rapide, il y a certainement là quelque chose de difficile à vivre sans vaciller. Et puis, le moment arrive toujours où il faut se réveiller, dégrisé, pour découvrir que l'on s'est fait des clients, et des ennemis, mais peu d'amis, et que le succès, comme la mer, doit être toujours recommencé.
Mais quand on a eu l'occasion d'observer beaucoup d'hommes et de femmes frappés, de plein fouet, par cette célébrité brutale, et considérable, que l'ampleur des moyens de communication peut déclencher aujourd'hui, on apprend que le dérèglement de l'esprit ne s'ensuit pas forcément.
Il y a quelques années, une très jeune romancière fut tout soudain saisie par une gloire internationale extravagante. Elle traversa l'aventure non seulement intouchée pour l'essentiel, mais sans que soient affectés son jugement sur elle-même, sa réserve et sa délicatesse envers autrui. Aucun journaliste — et Dieu sait qu'elle eut à en recevoir venus du monde entier — ne lui arracha jamais une formule prétentieuse ou sotte. C'était Françoise Sagan.
Le succès ne corrompt ni ne gâte durablement le caractère. La vérité est qu'il agit comme un révélateur de la qualité humaine du sujet atteint. On peut s'y fier. Il ne trompe guère. Ce qui surgit sous sa pression, c'est ce qui était là, en puissance, et qui soudain se réalise, comme il arrive parfois sous l'effet de l'alcool.
L'homme frappé par le succès se sent souvent libéré. Un jour, il découvre qu'il se trompe. Il est ligoté. L'homme célèbre est toujours un homme surveillé. Et, s'il cesse de l'être...
André Gide était, un jour, assis au Flore avec deux jeunes admirateurs. Quelqu'un s'approcha pour lui demander un autographe.
« Ce doit être pénible, Maître, d'être ainsi harcelé quand on est connu, dit l'un.
— Vous croyez, dit Gide. Non, ce qui est pénible, quand on est connu, c'est le nombre de gens qui ne vous connaissent pas. »
F. G.