Le jaune au front

Portrait de Godard et de son cinéma à l'occasion de la sortie du film « La chinoise ».
Jean-Luc Godard est ce jeune homme lunetté de noir qui a toujours l'air d'avoir passé la nuit dans un compartiment de troisième classe et d'en avoir gardé une poussière dans l'œil. 38 ans. Le maître à cinépenser de la jeune génération. Audience étroite. Prestige mondial.
Les filles veulent tourner avec lui ; les garçons essaient — hélas ! — de tourner comme lui. Ses films volent de festival en festival. Le dernier, « La Chinoise », représente la France à Venise. On finira, c'est sûr, par lui donner la Légion d'honneur. Et, comme disait Erik Satie, rien ne sert de la refuser ; encore faut-il ne pas l'avoir méritée.
Mélange de théories et de sensations, désinvolture dans la composition, négligence devant l'œuvre à mettre au point, on retrouve dans « La Chinoise » tout ce qu'un critique (Etienne Rey) notait chez... Stendhal.
Et puis il y a le reste. Cette façon à la fois irritante et fascinante qu'a Godard d'habiller à la mode les difficultés qu'il éprouve avec lui-même. Non qu'il s'y plie. Il ne se plie à rien. Il capte. C'est un radar. Rien ne lui échappe de ce qui file dans l'espace. En ce moment, c'est l'étoile rouge. Elle va tomber, elle tombe... La Russie, c'est fini. Un pays industriel comme les autres, qui ne songe qu'à produire et à consommer ; un pays objectivement complice des Etats-Unis, ces ennemis du genre humain, pour maintenir enchaînés ceux qui veulent changer la vie.
On le dit à Pékin, on le dit à Cuba. Jean-Luc Godard est l'un de ceux qui le disent à Paris, en donnant la parole à quelques jeunes gens réunis au sein d'une cellule communiste, qui psalmodient le petit livre rouge de Mao Tsé-toung.
L'original n'est pas que ce soit exprimé. C'est que l'instrument de ce discours soit un film. Et que l'actualité y soit totalement intégrée, ce que personne, avant Godard, n'a su réaliser.
« Au secours, monsieur Kossyguine... » hurle une jeune femme déguisée en Vietnamienne, tandis que des avions-jouets passent et repassent devant son visage. C'est une image de « La Chinoise ».
Miracle de l'art pur : elle communique la terreur, l'horreur, l'innommable. Elle cliche le contenu d'une situation politique d'aujourd'hui, et la violence d'une situation émotionnelle d'aujourd'hui. C'est pourquoi elle constitue, avec quelques autres images, un spectacle qui ne ressemble à rien de déjà vu. Au journal que tiendrait un enfant, peut-être, et où il consignerait en vrac tout ce qui éclate dans sa tête, plus une chanson, un vieux chewing-gum et quelques timbres-poste.
D'un enfant, Godard a la souveraine liberté d'allure. Provocateur ? Non. Pourquoi ? Quand un petit
garçon dit : « Je ne veux pas embrasser cette dame parce qu'elle sent mauvais... » il ne fait pas de provocation. Il constate ce que chacun pense à part soi, mais une fois formulée à haute voix, en public, la phrase gonfle, éclate, ravage.
C'est ce que fait Godard quand il écrit sur de la pellicule, avec des crayons jaunes, rouges, bleus, blancs : la Russie, c'est fini. Fini comme étoile au ciel, fini comme dynamite pour faire sauter la société, fini comme pétard pour effrayer les bourgeois, fini comme rêve, fini. Et c'est ainsi que le jaune vous monte au front et qu'à 20 ans, on devient « chinois ».
Parce que la Chine, ça n'est pas fini. Ça commence. Qu'est-ce qui commence ? Aucune importance. Ça commence. Ça bouge. Ça fait du bruit. Ça détruira peut-être le monde, chic alors, après on en fera un autre.
« Vous n'êtes pas raisonnable, ma petite fille », dit le Philosophe à la Chinoise. Il y a souvent un Philosophe en fonction, dans les films de Godard. Cette fois, c'est Francis Jeanson qui opère.
« Vous n'êtes pas raisonnable. De l'action ? Il vaut mieux faire des maisons de la culture et des conférences sur Sartre dans la banlieue ouvrière.
— Mais enfin, Francis, « L'Humanité » et « Le Figaro », tout ça, maintenant, c'est ensemble ! » dit la Chinoise.
Et Francis reste coi. On n'oppose pas avec succès un discours articulé à un cri.
Sont-ils nombreux, ceux qui l'ont dans la gorge, le cri de la Chinoise ? Peu importe. Ils existent. Godard les prend et les dépose dans un film, parce qu'ils sont entrés dans ses actualités personnelles, dans son « journal », avec les titres des livres qu'il a lus, ou des chapitres entiers, la femme qu'il aime, la musique qu'il a entendue et la couleur du ciel ce jour-là. Il ne raconte pas des histoires, il raconte des gens, dans son langage, avec sa voix.
Certains la trouvent fatigante, ennuyeuse, monotone. Et c'est vrai qu'il se répète, qu'il dit toujours la même chose. Parce que la vie, c'est toujours la même chose. C'est impossible. Ça ne peut pas durer.
Qui pourrait prétendre le contraire ? Que la vie, c'est très bien comme ça et qu'il n'y a qu'à continuer. Les sages assurent qu'en vieillissant, on s'y fait. Mensonge. On s'y défait. On s'adapte, comme on dit.
Godard n'en est pas là, si jamais il doit y être. Son insurrection est globale, radicale. Comment son expression n'atteindrait-elle pas au cœur ces insurgés naturels que sont les jeunes gens, jusqu'à ce qu'ils aient deux enfants et une 404 ?
Il sait se servir d'une caméra et pas d'une mitrailleuse. Alors, c'est avec sa caméra qu'il fait des cartons. Et pan ! monsieur Kossyguine. Et pan ! monsieur Mendès France. Et pan ! monsieur Aragon. Vous ne vous y attendiez pas, hein, à celle-là, de la part de votre ami Godard ? Et vive la Révolution, la vraie, celle qui changera la Vie !
« Pour un homme qui pense, a écrit quelque part André Malraux, la révolution est tragique. Mais pour un tel homme, la vie est tragique aussi. Et si c'est pour supprimer sa tragédie qu'il compte sur la révolution, il pense de travers. »
Godard n'a jamais dit qu'il pensait droit. Il ne pense pas. Comme la Chinoise, il crie.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express