Le Gala de l'Union
par Françoise GIROUD
POUR ouvrir îa saison de Paris, les trois coups traditionnels ont été frappés.
Le premier, un coup de maître : Les Mains sales, de Jean- Paul Sartre.
Le deuxième, un coup dur : Le Voyage à Washington, de l'Américain Garson Kanin. Il paraît que c'est un triomphe aux Etats-Unis. En France, la pièce avait déjà été écrite, sous le titre Le Bourgeois gentilhomme, par un certain Molière, qui en connaissait un bout.
Le troisième, un coup de six heures du matin : le 18e gala de l'Union des Artistes, au Cirque d Hiver.
La saison de Berlin s'est ouverte aussi. A coups d'injures. Et celle de Bogota, à coups de mitraillettes. Et celle de Rome, à coups de gueule.
C'est, en somme, la semaine des quatre saisons.
A Berlin, les généraux se rencontrent. A Paris, on se rencontre aux générales. Vous saisissez la différence ?
Le dernier gala de l'Union, celui de 1939, était placé sous le signe de l'Entente cordiale. On comprend que, cette fois-ci, les artistes superstitieux aient préféré ne pas choisir de thème.
On connaît l'argument sur lequel se brode ce spectacle unique que donnent tous les ans, depuis 1923, les comédiens au bénéfice de leurs camarades infortunés. Ceux qui ne sont pas sur la piste sont dans la salle, où ils occupent des places à 4000 francs et où leurs voisins ont, pour le même prix, le droit de les regarder sous le nez, ce dont ils ne se privent pas.
Les artistes réagissent un peu comme les membres de l'Assemblée nationale. Ils se haïssent entre eux et supportent mal d'autres succès que le leur. Mais qu' on prononce le mot de « bienfaisance » et ils se dressent tous unis, comme les députés lorsqu'on leur Joue La Marseillaise.
La soirée de l'Union se déroule, de minuit quarante-cinq à six heures du matin, comme une représentation de cirque où chaque comédien joue sur son violon d'Ingres. Elle est plus ou moins réussie, mais toujours émouvante, parce que la foule y prouve que. fût-elle composée de deux mille personnes qui présentent tous les signes extérieurs de la civilisation — depuis la guêpière jusqu'à la Légion d'honreur — elle se comporte éternellement avec la cruauté d'une femme qui se promet toujours, se donne rarement et se reprend souvent.
Dans l'habit bleu de M. Loyal, André Luguet présentait le spectacle. Il reçut, en paraissant, l'accueil que le public réserve à ses enfants bien-aimés. Mais, en sortant, il dut s'effacer devant le triomphe de sa fille Rosine.
Cette jeune, brune et intrépide personne s'était promenée, pendant dix bonnes minutes, en équilibre sur un fil de fer moins tendu que les nerfs de toute une salle qui avait envie de lui crier :
— Descendez, voyons ! Ce n'est pas raisonnable ! Vous allez vous rompre les os !.
Mais elle tint bon. Et le public aussi.
Luis Mariano entra sous les applaudissements, dansa sous les applaudissements, sortit sous les applaudissements. Ce chanteur de charme ne perd pas le sien lorsqu'il se tait.
Pierre Dac peut toujours compter sur son public ; Claude Dauphin peut toujours compter sur le public ; François Périer peut y compter de plus en plus.
Marguerite Moreno parut dans un tonnerre d'acclamations dont on ne sait s'il saluait davantage son ruban rouge tout neuf ou l'extraordinaire énergie de cette femme de soixante-seize ans qui entra sur la piste à quatre heures trente du matin, après avoir donné, dans la soirée, deux représentations dans deux music- halls différents.
Gérard Philipe et Micheline Presle eurent, en dansant ensemble, le même genre de succès attendri que les charmants caniches présentés par Julien Bertheau. Peutêtre parce qu'ils ont, eux aussi, la grâce divine et pataude des jeunes chiens.
Enfin, à quatre heures trente du matin, une salle épuisée par quatre heures de spectacle ininterrompu octroya à Jean-Louis Barrault le même accueil qu'elle avait réservé jusque-là à ses enfants chéris. Mais, entré sous les applaudissements, il sortit sous les ovations, après avoir mimé avec une perfection presque douloureuse un cheval de cirque et son cavalier exécutant dix figures de haute école.
M. Pierre de Gaulle, président du conseil municipal de Paris, était présent Lorsque, au début de la représentation, un acteur déguisé en Romain vint devant sa loge lever le bras droit en clamant : '' Salut, César ! '' , il eut un léger hautlecorps et sembla se demander un instant si c'était une allusion.
Mais ce n'était que le début d'un numéro...
Allons, vous voyez que la saison de Paris a brillamment débuté. A la sortie du Cirque d'Hiver, on vendait, sur le boulevard Voltaire, les journaux du matin où l'on pouvait lire : « M. Hoffman, président de la Compagnie Studebaker, a été nommé administrateur du plan Marshall. »
Alors, pour la semaine prochaine, on peut prévoir plusieurs représentations des Comptes d'Hoffman.