Suite à un court séjour au Japon, FG fait le portrait de cette société en pleine croissance.
Quoi ! c'est ainsi fait, le Japon ? Le voyageur qui débarque, un peu hagard, à Osaka, après dix-huit heures de vol pendant lesquelles la nuit ne tombe jamais, a d'abord le sentiment d'avoir fait ce long voyage pour voir Roubaix-Tourcoing ou Liverpool.
Il pleut. Pas le moindre cerisier en fleur sous le vent aigre. Seuls des toits de tuiles vernies bleues, là où nous avons l'habitude de les voir rouges, ponctuent en japonais cette morne étendue industrielle où des millions de gens sont agglomérés.
Seulement, ces millions de gens sont japonais. C'est-à-dire souriants, et même, à chaque instant, riants.
S'il me fallait retenir d'un bref voyage au Japon une seule impression, ce serait la plus vive, la plus tenace. Peut-être parce qu'elle va contre les préjugés que j'avais emportés en même temps que l'inévitable série de chiffres qui traduisent l'ascension vertigineuse du pays depuis dix ans.
Les chiffres, il en faut. Mais la foule bien vêtue et pépiante, qui déferle de partout, en dit, à sa manière, plus long.
De quoi sourient-ils si volontiers, ces Japonais si nombreux sur leur terre plissée que l'on éprouve physiquement la densité de la population ? De nos yeux ronds, ou du succès d'Exposaka (sans grand intérêt pour qui a vu Montréal) ? S'agit-il d'une gaieté spontanée ou du masque exquis de la violence contrôlée ? Le fait est que tout en est coloré.
Autrefois, il y a bien longtemps, les Etats-Unis saisissaient, de façon analogue, le voyageur qui arrivait d'Europe. Et on serait tenté de croire que, éducation mise à part, le sourire japonais est aussi l'expression de cette joie collective qui habite les nations en dynamique.
Les Japonais ignorent manifestement où ils vont, mais ils y courent, optimistes, sur leurs jambes arquées, dans leurs trains ailés, offrant le spectacle fascinant d'un peuple qui coïncide avec un moment de l'histoire du monde. Et qui le sent, et qui le sait, car il est sans doute, de tous les peuples, le mieux informé sur lui-même. Grâce à un appareil statistique opérationnel comparable seulement à celui des Etats-Unis ; à cause de la volonté gouvernementale de procéder à une information permanente de la population pour tout ce qui touche à l'économie ; enfin, parce que cette volonté rencontre le formidable appétit de connaissance propre aux gens bien portants.
Les Japonais absorbent 45 millions de quotidiens par jour (12 millions en France) qui ne sont pas précisément frivoles, et quand ils ne lisent pas, ils regardent la télévision, où deux chaînes d'Etat et cinq chaînes commerciales diffusent des informations dès l'aube. Quatre-vingt-dix-huit pour cent des foyers disposent d'un récepteur. Une émission d'initiation à l'informatique a été réalisée récemment. Elle a été suivie par 700 000 personnes ! En revanche, les cinémas sont vides. On ne s'intéresse plus à la fiction, dans un pays où la réalité est ressentie comme la plus excitante des aventures, par une collectivité qui ne fut jamais infectée, ni pour le meilleur ni pour le pire, par l'individualisme.
Ainsi, 612 Japonais habitaient 612 petites maisons de bois, édifiées sur l'emplacement que la municipalité d'Osaka voulait consacrer à l'exposition.
Comment s'en débarrasser ? Le gouverneur leur dépêcha des fonctionnaires qui, jour après jour, entreprirent de les convaincre qu'ils seraient bien aimables de déménager. Eh bien, le croira-t-on ? Six cent onze se sont laissé persuader.
Tout se passe aujourd'hui comme si, par quelque ruse de l'Histoire, il y avait adéquation parfaite entre la structure mentale japonaise, les caractéristiques originales d'une vieille civilisation, et le capitalisme pur, implacable, au sein duquel le Japon moderne se développe à la fabuleuse cadence que l'on sait. C'est cela, le miracle.
Il semble, par exemple, que la notion capitale de solidarité avec l'entreprise en tant que groupe humain soit d'essence très ancienne.
On parle un peu hâtivement, en France, des bas salaires, de l'absence de charges sociales et des horaires de travail (quarante-quatre heures par semaine, en principe) pour justifier que nous soyons si loin des performances japonaises. Y met-on un peu le nez, on s'aperçoit que les choses ne sont pas si simples, il s'en faut. Au demeurant, les comparaisons sont absurdes, car elles ne rendent pas compte de l'essentiel : la satisfaction ou l'insatisfaction subjectives, et elles sont stériles dans la mesure où le « modèle » japonais ne sera jamais valable pour un pays chrétien.
A titre indicatif, tout de même, la participation à la décision existe au niveau des cadres, au point qu'un directeur d'entreprise trop désinvolte peut être conduit à la démission. Le cas s'est produit, en particulier, à la Dai Ichi Bank, dont le président avait imprudemment amorcé un projet de fusion avec Mitsubishi sans prendre avis de ses collaborateurs.
Non, les choses ne sont pas si simples, ni le Japon ce temple du profit pour le profit, dont on dessine aisément la caricature. La communication avec les Japonais est trop malaisée, trop sommaire, même à travers l'anglais ou les bons soins d'un interprète, pour oser tirer des conclusions de quelques conversations. Mais, on en jurerait, ce qui fait courir les Japonais, c'est l'orgueil. Un orgueil fou. Qui éclate dans les gratte-ciel de Tokyo, capitale géante en habit de lumière, où demain un tremblement de terre... Dans l'extravagante audace de cette cathédrale des temps modernes qu'est la piscine olympique, construite par un architecte génial, Tange... Dans cette cité souterraine, où mène une rampe majestueuse. Creusée sur trois niveaux, elle abrite une gare où Tokyo et sa banlieue échangent quotidiennement plus de 2 millions de voyageurs.
Quant à la circulation automobile, eh bien, on l'a réglée en construisant purement et simplement, en pleine ville, des autoroutes suspendues qui doublent certaines artères. C'est laid. C'est oppressant. Mais on avance.
Nous sommes très loin de ce pays, de toutes les manières. Mais à l'inverse de beaucoup de ceux qui y sont allés, je ne crois nullement qu'il nous montre ce qu'il ne faut pas faire. D'abord, parce que, le voudrions-nous, nous ne pourrions pas le faire, ni les Français ni aucun pays européen.
Ensuite, parce que le Japon montre, au contraire, que les pays comme les individus ne réussissent qu'en obéissant à leur génie propre.
Mais il y a des périodes de l'Histoire où l'on a, plus ou moins, le génie qu'il faut.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
société étrangère