Rend compte de l'impopularité du président Johnson auprès de son peuple.
New York, avril.
— Lancée comme un bolide sur un toboggan, telle apparaît aujourd'hui l'Amérique. Et derrière chaque tournant, embusqué, l'imprévisible.
Ce pays exubérant dans sa santé comme dans ses maux, où l'opinion publique, capable de retournements violents, finit toujours par gouverner ceux qui gouvernent, chacun projette sur lui ce qu'il veut y voir.
La vigueur intacte de la démocratie, ou le racisme esclavagiste : ils se côtoient. La prospérité économique, éclatante, ou le déficit de la balance des paiements dont le public découvre avec étonnement l'existence : l'une et l'autre sont indéniables. La fantastique poussée de la jeunesse, turbulente, insolente, débraillée, qui est en train de briser le conformisme dans lequel la société américaine semblait définitivement corsetée ; ou la morgue que l'on connut aux grandes nations impérialistes du temps qu'elles étaient conquérantes. L'une et l'autre sont sensibles.
Mais l'Amérique est, en quelque sorte, impérialiste malgré elle. Le doute, né du Vietnam, a ébranlé sa candeur. C'est vers l'isolement qu'elle irait, si elle le pouvait. Elle ne le peut pas. Sa puissance expansionniste est plus forte qu'elle. Il y a quelque chose d'effrayant à en éprouver, presque physiquement, la dynamique.
Pour le meilleur et pour le pire, c'est peu de dire qu'on est loin, ici, de cette tiède moitié d'Europe où nous vivons, bien quiète en somme.
L'Asie sur un flanc, l'Amérique latine sur un autre, le dollar attaqué sur le front d'Europe, les Noirs à l'intérieur, le pays est nerveux comme un géant harcelé par un essaim de guêpes.
Que, par inadvertance, un Noir bouscule un Blanc, un soir, à New York, et l'étincelle de la peur jaillit. C'est de la peur des Blancs qu'il faut avoir peur, ici. Elle est silencieuse, mais insondable.
Pour en avoir quelque idée, il faut imaginer la France avec 5 millions de Nord-Africains grondants, sous-payés ou privés de travail, humiliés, exaspérés, isolés de la communauté nationale, et cependant chez eux. Il n'y a pas de problème noir, aux Etats- Unis. Il n'y a qu'un problème blanc.
Les attaques contre le président Johnson, atténuées depuis qu'il a annoncé son retrait et ouvert des perspectives de paix, restent d'une virulence inimaginable ailleurs. Dans une grande librairie de la 3e Avenue, à New York, on vend pour 3 dollars sa photo sur laquelle sont tracés, en rouge, les cercles concentriques d'une cible. Fléchettes assorties. C'est un jeu de société. Se vend également un « Petit Livre rouge » imité de l'autre, réunissant, pour le ridiculiser, quelques citations dont il est l'auteur.
On peut donner à son retrait l'interprétation politique que l'on voudra. Il reste quelque chose de plus profond que les analyses théoriques : c'est sa lente découverte de l'hostilité et de la défiance qu'il inspire.
Il en a souffert. Il a eu, à ce sujet, des paroles brutales et amères, demandant « comment Ho Chi Minh pourrait le croire si l'Amérique ne le croit pas ». Il en fait grief à la presse.
Quand il jette, avec cette vulgarité sudiste qui hérisse une partie de l'Amérique : « Bientôt, je pourrai enfin botter le cul de mon chien sans que tout le monde hurle que je suis une brute... » il exprime à sa manière tout le malheur de l'homme public impopulaire, et las de l'être.
La popularité, cela se crée, cela se travaille, cela se soigne. Mais il y faut quelques dons : ceux qui, précisément, lui manquent, alors qu'il en a de si nombreux quand il s'agit de circonvenir la classe politique. Ce sont rarement les mêmes dons, pour ne pas dire jamais.
Alors, le crédit que l'Amérique accorde par principe au président élu, il en a touché le fond. Peut-être aucun président n'aurait-il fait, concrètement, beaucoup mieux dans sa situation. Mais cela, l'Histoire ne le dira jamais.
Il sait que la guerre du Vietnam, dont la nation est écœurée, ce n'est pas lui qui l'a inventée. C'est Eisenhower par conviction, c'est John Kennedy par peur d'apparaître comme le « bradeur » du Sud-Est asiatique, et malgré les avis pressants qu'il reçut. Mais peu importe : la « sale guerre », c'est la sienne. Et la paix, s'il parvient à la rétablir, ne sera pas l'une de ces paix glorieuses dont les auteurs sont fêtés. Ce sera la fin d'une illusion, d'une époque qu'il aura, par hasard, incarnée, et que le pays le moins porté à la contemplation morose du passé sera pressé d'oublier, en même temps qu'il voudra oublier Johnson.
Du moins, s'il s'en tient à sa décision, le Président emporterat-il alors, dans sa retraite, un peu de respect. En renonçant à l'ambition, il vise bien évidemment à acquérir sa part de noblesse, celle que, en politique, on n'accorde entièrement qu'aux morts.
D'ici à la convention démocrate, qui doit désigner le candidat du parti aux élections présidentielles, tout peut arriver. Du jour au lendemain, d'une heure à l'autre. Si le pays flambe, à la lumière d'août, quand les nuits torrides chassent les Noirs de leurs ghettos, si l'arrogance d'un Kennedy, qui inquiète avec cet air de vieux petit garçon cachant une fronde derrière son dos et capable de tirer très vite, l'emporte sur son savoir-faire, si celui qui devrait être son plus dangereux rival, Hubert Humphrey, est trop usé par la vice-présidence, si la confusion règne parmi les délégués, si la paix effarée recule... Tout peut arriver.
Mais aujourd'hui, Lyndon Johnson, vieilli de vingt ans depuis ce jour funeste de novembre 1963 où le destin lui donna le pouvoir, est un homme décidé à le déposer. Ou alors, c'est le plus grand comédien du siècle.
Qui le lui pardonnerait ?
LE président des Etats-Unis n'est ni dieu ni roi, ni Raïs, ni Fiihrer, ni Càudillo. Il n'inspire jamais ce sentiment religieux à l'égard du chef que les anciennes monarchies n'ont pas complètement évacué. C'est un président-directeur général qu'un conseil d'administration place à la tête des affaires après une série d'épreuves éliminatoires. On espère, en le désignant, qu'il est le meilleur ou le moins mauvais des candidats en présence. Il faudrait que l'Amérique, si mobile, si prompte à poser l'avenir en termes neufs, soit en proie à un trouble tragique pour retenir un homme qui l'aura trompée. Et alors, comme on dit dans Shakespeare, que les cieux soient tendus de noir.
C'est l'un de ses philosophes, Emerson, qui l'a écrit : « L'Histoire est pleine, jusqu'à ce jour, de l'imbécillité des rois et de celle des gouvernants. C'est une classe de gens à prendre en pitié, car ils ne savent pas ce qu'ils doivent faire. »
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique étrangère