Le fantôme de Lacan

il est bon que cela ait été capté
Avec l'aimable complicité du public, la Une a inauguré un genre troublant : le genre méchant. Pendant longtemps, le style de la télévision s'est inspiré de la formule fameuse de Jean Yanne : «Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil.» Puis est venu le temps de la dérision, du ricanement, initié par Canal+ avec le succès contagieux que l'on sait. Aujourd'hui, avec son jeu quotidien, «le Maillon faible», et son feuilleton, «les Aventuriers de?» je ne sais où, accueillis avec délice si l'on en croit les sondages par ses spectateurs, la Une s'abonne au style méchant. Les participants sont vilains, ils sont humiliés, maltraités, penauds quand ils sont éliminés, chassés ou perdants, de l'émission. C'est la fin des héros? Le ton sur lequel l'animatrice de «Maillon faible» parle aux joueurs malheureux appellerait une réponse cinglante. Mais non, ils sont là, humbles, soumis. Quant à l'animatrice en question, elle est peut-être charmante dans le civil mais là elle fait manifestement ce pour quoi elle est payée : agresser. Si ce climat se poursuit sur la Une, cela méritera une analyse plus fine. Attendons les autres chaînes. Brian Lapping est le roi des documentaristes. On lui doit en particulier une étude exhaustive sur la Yougoslavie, véritable chef-d'œuvre. Il est anglais. Bizarrement, il se consacre cette fois à Diana, ses pompes et ses œuvres. A première vue, on se dit : Ah! non, on ne va pas nous bassiner encore une fois avec cette histoire! Et puis on marche. Parce que le rayonnement de la jeune princesse est magique, parce qu'il perce l'écran. Parce que ceux qui parlent d'elle, en particulier ses anciens amants, en parlent bien, pas un trait lourd. Un portrait se dessine, celui d'une jeune femme un peu déséquilibrée mentalement («borderline»), non maîtrisée, ivre d'elle-même comme il arrive aux stars trop célèbres, grande manipulatrice, qui traite la reine mère de «patronne de la léproserie», ce qui fait pouffer les uns mais s'étrangler les autres? Tout cela n'était pas du meilleur Lapping mais se voyait avec plaisir parce que, pourquoi le nier, cette jeune femme qui a mis le bordel à la cour d'Angleterre ne nous a pas toujours été indifférente (Canal+). Errant à la recherche d'un spectacle comestible, je suis tombée sur « l'Eté d'Envoyé spécial» (France 2) consacré aux Etats-Unis. D'un côté la ville des lesbiennes, Atlanta, de l'autre la vogue du catch. Les lesbiennes n'inspiraient aucune remarque, mais le catch, quelle horreur! C'est la violence nue, tous les coups sont permis, tous les moyens pour détruire l'adversaire. Des dizaines de jeunes gens se font casser la gueule pour le plaisir des spectateurs de télévision qui se multiplient. Sûr que cela va venir ici. Si on changeait de planète? Arte a programmé judicieusement une rediffusion des deux volets de son documentaire sur Freud. S'y ajoutera, le 12 septembre, un volet neuf consacré à Jacques Lacan, qui trouvera sûrement des amateurs. Ce n'est pas facile de présenter Lacan, avec son vocabulaire impé-nétrable, ses phrases crachées, sa part de comédie inséparable du bonhomme. Heureusement, le philosophe Christian Jambet éclaire en cours d'émission ce qui a besoin d'être éclairé. La description du paranoïaque devient lumineuse, celle du «stade du miroir» aussi, et de la «chaîne des signifiants», et de la formule de Hegel sur «le maître et l'esclave» . On doute, néanmoins, que cette émission réconcilie avec Lacan ceux qui n'ont pas encore compris ce qu'est l'analyse ou qui, comme Jacques Derrida interrogé ici, en chassent jusqu'au fantôme. N'importe. Il est bon que la voix fulgurante et tragique de Lacan ait été captée. F. G. P.-S. Je demande pardon à tous ceux qui m'ont écrit depuis deux mois. Le courrier s'est accumulé de telle sorte que je n'arrive plus à y répondre.

Jeudi, août 30, 2001
Le Nouvel Observateur