Le don d'argent

Commente la polémique autour de la collecte de fonds organisée par la Fondation de France au bénéfice des enfants handicapés. Mise en place d'une contre-campagne pour dénoncer cette quête. Orchestré à la télévision, géré par l'ORTF, donc l'Etat, elle soul
Manifestation de solidarité aux yeux des uns, scandaleuse opération de mendicité aux yeux des autres, la campagne nationale lancée par la Fondation de France au bénéfice des enfants handicapés a réuni 25 millions de francs et divisé beaucoup de Français. Parfois en eux-mêmes.
Faut-il, ou ne faut-il pas, aider, fût-ce humblement, à pallier les carences de l'Etat en participant à ces grandes collectes publiques qui tendent à se multiplier et dont le produit ne règle évidemment aucun problème de fond ?
Il ne faut pas, assurent, dans ce cas particulier, deux centrales syndicales, la C.g.t. et la C.f.d.t., rejointes par des associations de parents et des groupements d'éducateurs spécialisés. Des communiqués ont été diffusés, des tracts distribués pour décourager les éventuels donateurs... C'est-à-dire qu'une véritable contre-campagne a été déclenchée, dont les participants ne disposaient pas de moyens de diffusion puissants, mais qui a suffi à créer un climat assez pénible autour de cette collecte. C'est sans doute ce qu'ils souhaitaient, et dans les meilleures intentions : faire comprendre que la situation des enfants handicapés et de leurs parents ne procède pas de la catastrophe, du tremblement de terre ou de l'inondation, après quoi des secours, s'ils sont importants et rapides, peuvent aider les victimes à franchir un moment difficile.
Les enfants, les adolescents, et parfois les adultes handicapés constituent une donnée permanente de notre société, qu'ils soient victimes d'un accident chromosomique ou d'un mauvais accouchement. Il s'agit de savoir si cette société veut, ou ne veut pas, faire l'effort permanent nécessaire pour financer les équipements indispensables à l'instruction, à la protection, et, quand cela est possible, à l'insertion dans le monde du travail, de ces handicapés.
Pour beaucoup de protestataires, il s'agit en même temps de marquer leur indignation devant les sommes que les parents de handicapés doivent payer aux établissements qui accueillent leurs enfants — à condition qu'ils y trouvent de la place — alors que l'instruction « gratuite, laïque et obligatoire » fait partie intégrante de l'égalité au moins théorique entre les citoyens.
Que l'on réponde à des revendications de justice et d'égalité par une quête, que l'on substitue aux crédits publics défaillants la générosité privée, cela provoque des réactions d'autant plus vives, dans certains cas, que cette générosité peut être associée à une notion de pitié franchement insupportable à beaucoup d'intéressés. Comment ne les comprendrait-on pas ?
« Ce n'est pas de charité qu'ont besoin les enfants inadaptés », déclare en particulier le communiqué de la C.f.d.t. Certes, si l'on traduit charité par aumône, ce qui n'est pas le véritable sens de ce mot, qui est beau, et que l'usage a altéré. Et chacun de se sentir plus ou moins « accusé de charité » s'il a versé son obole.
Eh bien, outre qu'il vaut mieux être coupable de donner que de ne pas donner, en toutes circonstances, le don d'argent a une valeur symbolique qui n'est pas négligeable. Une collecte ne consiste pas seulement à recueillir des fonds, elle entraîne aussi une sorte d'engagement de la part de celui qui y participe. Le don d'argent a toujours le sens d'une adhésion, même fugitive.
Nous avons tous éprouvé une fois ou l'autre que sa sollicitation peut provoquer en nous des refus crispés que l'on dirait inexplicables lorsqu'il s'agit de sommes dérisoires. C'est que l'argent n'est pas en cause. Ce qui compte, c'est le fait de le donner : au clochard ou à la religieuse, au facteur en quête d'étrennes ou à la militante de l'Armée du salut, au Secours rouge, au Milliard pour le Vietnam, à la Ligue contre le cancer, à la Croix-Rouge, à l'Unicef, aux aveugles, aux vieillards, à la campagne du Bleuet de France, à celle du timbre anti-tuberculeux... Il y a eu, en 1970, quinze quêtes officiellement autorisées sur la voie publique, sans compter tous les appels diffusés par des organismes divers en faveur de causes diverses. Mais quoi ! nous sommes libres de donner, ou de ne pas donner, ici ou là.
Le vrai problème que posent les grandes campagnes nationales, c'est que, par la pression intense de la télévision lorsqu'elle est requise pour les soutenir, on peut craindre qu'il ne nous reste bien peu de cette liberté-là. Pour quelle cause ne parviendrait-on pas à émouvoir les foules en y mettant une bonne organisation technique et un peu de talent ? Il ne faut pas se dissimuler que l'O.r.t.f., donc le gouvernement, est maître des collectes organisées à l'échelle nationale, et, par conséquent, de la nature des causes pour lesquelles sont obtenues la participation et l'adhésion du public. Cette soumission à laquelle nous ne pouvons guère échapper est déplaisante dans son principe, et humiliante lorsque, à la fin, c'est l'Etat qui fait la quête.
Mais dans le cas des enfants handicapés, l'adhésion, la participation même brève à leur situation vécue est si importante que le seul fait de l'avoir suscitée devrait, semble-t-il, l'emporter sur toutes les réticences.
Après le film d'Igor Barrère, Pierre Desgraupes et Etienne Lalou, consacré aux infirmes moteurs cérébraux, combien de gens regarderont ceux-ci d'un autre regard, seront peut-être délivrés de cette peur obscure qui peut rendre si cruel envers l'Autre quand il est différent ?
Il est aussi absurde de nier la dialectique peurcruauté qu'il est vain de vouloir la conjurer par des sermons sur le racisme.
Un tel film, avec la part d'information médicale qu'il contenait, est un acte d'apaisement irremplaçable par le discours. Les parents qui s'y sont prêtés, avec simplicité, qui ont livré leur visage, leur histoire, leur amour pour ces tendres enfants abîmés, leur angoisse pour l'avenir, qui n'a senti que c'était à nous de les remercier ?
Le film eût été réalisé et projeté sans le prétexte de la collecte, c'est vrai. Mais ceux qui ont donné leurs 5 Francs n'en ont pas été que les spectateurs. Ils ont été, un instant, actifs et directement concernés.
Si quelques-uns ont été mis, ainsi, en situation de se montrer amicaux, ou simplement naturels, au lieu d'être blessants, envers des parents et des enfants meurtris, si nombreux parmi nous, tout cela n'aura pas été inutile.
Une action qui n'est pas entièrement inutile, qu'est-ce que chacun de nous peut espérer faire de plus ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express