Le dialogue impossible

Sur le fonctionnement des élections, relation élus/électeurs : imbrication entre défense des intérêts privés et de l'intérêt général réalisé par les électeurs et les élus en « parfaite bonne conscience. » « La vérité, c'est aussi qu'il est bien difficile
Le problème, avec les élections, ce n'est pas leur résultat, quel qu'il soit. Il faut une loi : si l'on récuse celle du suffrage universel, que l'on en propose une meilleure. Le problème, c'est la façon dont ce résultat est obtenu.
Tout se passe comme si l'on ne pouvait galoper vers le pouvoir que sur les chevaux du mensonge, d'un mensonge sollicité autant qu'il est répandu. Entre l'électeur et le candidat, le dialogue se situe, en quelque sorte, sur deux plans : l'un, visible, officiel. « Je défends les intérêts supérieurs du pays », dit le candidat. « Je choisis en fonction des intérêts supérieurs du pays », répond l'électeur. Et chacun de s'enrouler dans le drapeau tricolore.
L'autre plan demeure souterrain. Les propos n'y sont jamais clairement formulés, bien que, de part et d'autre, on s'entende fort bien. Du côté du candidat, l'informulé consiste à dire : « En me donnant votre voix, en portant mes amis au pouvoir, vous assurez la défense de vos intérêts. » Du côté de l'électeur, on formule parfois plus clairement que l'on s'intéresse plus au prix du veau sur pied qu'aux « intérêts supérieurs du pays ». Mais, dans l'ensemble, par une forme curieuse de respect humain, chacun se persuade aisément qu'il y a absolue coïncidence entre les intérêts de son groupe professionnel, de sa classe, de sa famille et ceux de la collectivité.
Les jeunes gens et les femmes qui abordent à la politique sont facilement révoltés par ce qu'ils prennent pour du cynisme. Ils se font des illusions : il y a beaucoup moins de gens cyniques que l'on ne croit. La plupart
des électeurs, comme des élus, opèrent cette assimilation entre l'intérêt privé et l'intérêt général avec une parfaite bonne conscience.
C'est cette dérobade générale devant la vérité des choses qui rend les campagnes électorales déprimantes. Chacun croit ce qu'il dit, à force de feindre d'y croire, quand il décrit les merveilles qui se produiront si le parti dont il défend les couleurs dispose de la majorité, quand il énumère les horreurs qui s'ensuivraient si l'adversaire triomphait.
Et comme on ne sait jamais ce qui serait advenu si une politique avait été suivie plutôt qu'une autre, on peut discuter ad aeternam sur la façon dont les intérêts supérieurs du pays ont été défendus, ou trahis, par le pouvoir issu des élections. C'est d'ailleurs ce que l'on ne cesse de faire. S'il est à peu près sans exemple qu'en matière politique quelqu'un reconnaisse : « Je me trompais... », c'est parce qu'il n'est jamais tout à fait évident que « sa » politique, celle qui n'a pas été adoptée, eût été pire que l'autre.
Faute de pouvoir procéder à une observation scientifique des causes et des effets, parce que les causes ne se reproduisent jamais exactement, chacun reste toujours libre de penser qu'il avait raison. C'est ce qui rend le dialogue entre adversaires politiques impossible, comme on le constate chaque fois qu'un simulacre d'échanges est établi, par exemple sur les ondes, ou chaque fois que l'on tente soi-même ce dialogue.
Si la vérité pouvait être formulée, les rapports humains n'en seraient peut-être pas améliorés,, mais ils seraient assainis, et la vie politique aussi. La vérité, c'est la présence de forces antagonistes, d'intérêts qui se contrarient, et de gens qui incarnent ces forces et ces intérêts, au sens le plus large du terme.
L'existence de l'antagoniste empêche chacune de ces forces de réduire l'autre en esclavage. L'unité, ce n'est jamais l'accord entre tous. C'est la domination si absolue d'un bloc que les autres en sont réduits à la subir. Il n'y a d'unité réelle qu'en période d'invasion du territoire national, lorsque « l'intérêt supérieur du pays » représente provisoirement la somme des intérêts particuliers.
Le reste du temps, rien n'est plus normal que les oppositions, rien n'est plus nécessaire, et à l'image même de la vie, que la dialectique entre les forces antagonistes. Mais cela, personne n'aime à l'entendre. Alors, personne ne le dit.
La vérité, c'est aussi qu'au nom de l'intérêt national, les forces de droite ont si obstinément prolongé l'exploitation des travailleurs que ceux-ci commencent à peine à pouvoir imaginer de contracter des accords dont ils ne seraient pas dupes. Que peut-il y avoir, aujourd'hui encore, dans la tête d'un employé dont la rémunération mensuelle passe, à la suite des grèves, de 480 Francs à 700 Francs par mois ? Que, jusque-là, on s'était fameusement moqué de lui, non ? Et que, sans doute, on recommencera. L'augmentation est trop brutale pour que l'économie nationale la supporte sans douleur, et sans que, pour finir, elle se traduise par de nouvelles difficultés ? Sans doute. Mais, au grand-père de cet employé, on disait déjà que l'industrie serait ruinée si l'on interdisait l'emploi des enfants de 10 ans.
Il faudra beaucoup de temps, beaucoup d'efforts, beaucoup de preuves de bonne foi, beaucoup de syndicalistes formés et informés, avant que la notion d'intérêt collectif soit admise, si elle doit l'être.
La vérité, c'est aussi qu'il est bien difficile d'être élu en la disant. Car pour obtenir l'audience favorable de 50 % des électeurs plus un, c'est-à-dire d'une masse non homogène, il faut en dire le plus possible sur les méfaits que commettra l'adversaire, mais le moins possible sur ce que l'on ferait au pouvoir, sur ce qui est possible et sur ce qui ne l'est pas, sur le fait qu'il est exclu de satisfaire tout le monde et qu'il faudra bien, au nom de ce fameux intérêt supérieur du pays, faire des choix.
Aussi voit-on que plus un homme a une valeur intrinsèque, une véritable vision historique et politique des desseins et des ambitions qui dépassent le développement de sa propre carrière, plus il est obligé, pour recueillir des suffrages, de ruser. Cette vision, le caractère, la conception stratégique et l'habileté tactique nécessaires pour la mettre en œuvre, c'est cependant ce qui distingue l'homme d'Etat du pur politicien. Il y a très peu d'hommes d'Etat, et il est bien rare que le public ne les identifie pas, fût-ce confusément. C'est pourquoi il les rejette, sauf au cœur des drames. Presque tous ont des élections difficiles. Presque tous ont été, une fois ou l'autre, battus.
Un jour, peut-être, les choix politiques se feront après une information sèche, brutale et rigoureuse sur les options proposées et leurs conséquences prévisibles. Il n'est pas certain qu'il sera alors plus facile de voter. Mais il sera plus facile de s'incliner devant la volonté de la majorité.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express