Le danger des mots

Trace un parallèle entre l'oeuvre de Kafka, Le Procès et la situation actuelle en Tchècolsovaquie. « tel est le génie qui touche toujours à l'universel ». Revient au pouvoir des mots, leur force de dénonciation, pouvoir que maîtrise les Tchècoslovaques.
La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu'il n'avait jamais vu ? Où était la Haute Cour à laquelle il n'était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.
« Mais l'un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l'autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l'y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K... vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage, qui observaient le dénouement joue contre joue.
« Comme un chien ! » dit-il, et c'était comme si la honte dût lui survivre. »
Ces lignes, écrites par le plus illustre des Tchèques, Franz Kafka, terminent « Le Procès ».
A quelque page qu'on l'ouvre, l'œuvre de Kafka se superpose à la situation de son pays. Il n'y a pas un cauchemar de M. K... aux prises avec « les bureaux », cette bureaucratie proliférante, se nourrissant d'elle-même, ignorant la personne humaine, ses besoins, ses désirs, et ne voulant connaître de chacun que sa fonction, il n'y a pas une ligne de Kafka qui ne semble avoir été écrite aujourd'hui.
Il ne parlait pourtant que de lui. L'U.R.S.S., il ne connaissait pas. Il est mort en 1924, ce n'était pas son
problème. Mais tel est le génie qu'il touche toujours à l'universel.
Kafka a été longtemps à l'index dans les pays communistes. Il fallait l'y laisser. On ne se méfie jamais trop des intellectuels. Le drame tchécoslovaque, ils en sont responsables. Et si, un jour improbable, l'U.R.S.S. est atteinte de convulsions internes, ses intellectuels en seront à leur tour responsables.
Ce n'est pas qu'ils soient plus intelligents que les autres. C'est qu'ils savent exprimer, figer dans des mots, ce que les autres sentent sans parvenir à l'exprimer.
Aussi longtemps que les choses n'ont pas été dites, formulées, verbalisées, elles n'ont pas d'existence. Elles grouillent dans l'ombre, mais elles ne mordent pas. Ce qui est dangereux, ce sont les mots. Une fois prononcés, ou écrits, ils se mettent à mener leur vie propre. Ils deviennent indépendants de celui qui les a prononcés. Voudrait-il les reprendre, ils se moquent de lui. Ils creusent, ils sapent, ils rongent, ils éveillent, ils sonnent, ils circulent partout, insaisissables, invulnérables.
On ne peut pas tuer les mots. On peut seulement les empêcher de naître. C'est ce qu'on appelle la censure. Il n'est pas certain qu'un pays communiste puisse s'en passer.
Tout a commencé, en Tchécoslovaquie, avec des mots. M. Novotny était bien tranquille. On assure qu'il distribuait des enveloppes aux hauts fonctionnaires du Parti capables de lui créer des difficultés, et que ceux-ci en faisaient d'agréables maisons de campagne où ils appréciaient pleinement les douceurs du socialisme appliqué aux autres.
Quand un contradicteur élevait la voix, on l'arrêtait. Bref, tout allait pour le mieux, sauf l'économie. Les peuples sont bizarres. Ils sont attachés à ces choses vulgaires que sont l'alimentation, les vêtements, le logement. Si bas que soit leur niveau de vie, quand il s'améliore, ils sont infiniment patients et travailleurs. En revanche, quand leur façon de vivre se dégrade, ils deviennent nerveux, quels que soient le nom et la forme du système où ils vivent.
C'est cette nervosité que les intellectuels, et en particulier les économistes, ont commencé à traduire en mots. Ils se sont mis à dire que, peut-être, le socialisme n'était pas automatiquement synonyme d'incurie et d'incompétence de la part de la direction du Parti. Chacun le pensait, ou le savait. Eux, ils l'ont dit. Dans la terminologie communiste, cela s'appelle « une offensive concertée de l'idéologie bourgeoise visant à l'affaiblissement du rôle dirigeant du Parti ».
En juin 1967, au congrès de l'Union des écrivains, un romancier jusque-là peu connu. Ludvik Vaculik, communiste d'origine prolétarienne, fit un long discours où il disait en particulier ceci : « Il est indispensable de comprendre que, dans les vingt dernières années, aucun problème humain n'a été résolu dans notre pays — depuis les besoins élémentaires, tels que le logement, les écoles et la prospérité économique, jusqu'aux exigences les plus belles de la vie qu'aucun système non démocratique ne peut contenter, par exemple le sentiment d'avoir sa pleine valeur dans la société, la subordination des décisions politiques à des critères éthiques, la croyance dans la valeur du travail même subalterne, le besoin de confiance entre les hommes, l'éducation de tout un peuple... »
Propos banals ? Dans un pays où l'expression est libre, oui. Mais ces choses-là ne se disaient pas à Prague en 1967. Et moins encore celles qui suivent : « Les règles de la démocratie formelle ne donnent pas naissance à un gouvernement extrêmement solide, mais autorisent la conviction que le prochain gouvernement pourrait être meilleur que le précédent. Ainsi, le gouvernement tombe, mais le citoyen survit. En revanche, quand le gouvernement reste au pouvoir pour toujours, ou pour une longue période de temps, le citoyen tombe. Où tombe-t-il ? Je ne ferai pas à nos ennemis le plaisir de dire qu'il est abattu par un peloton d'exécution. Ce destin n'est réservé qu'à quelques douzaines ou quelques centaines de citoyens. Cependant, cela suffit parce qu'alors, la nation entière tombe dans la peur, l'indifférence politique et la résignation polie, les petits soucis de tous les jours et les rêves mesquins... Je crois que les citoyens n'existent plus dans notre pays. »
La diffusion de ce discours fut interdite. Mais les policiers ne savent arrêter que les hommes, pas les mots. Ceux-là, et quelques autres, ont fini par désagréger le pouvoir de M. Novotny.
Il était grand temps d'interdire l'usage des mots. C'est ce que les Soviétiques ont exigé de M. Dubcek. La censure est rétablie. La Tchécoslovaquie va, maintenant, rentrer dans le silence. Bientôt, la situation redeviendra normale.
Comme on dit, aujourd'hui, en russe.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express