Suite à la parution du livre de JJSS « Le défi américain », FG expose en cinq points les raisons pour lesquelles, selon elle, les Français n'ont pas encore en mesure de relever ce défi.
Un homme, une femme quelconques, peuvent-ils et veulent-ils relever « le défi américain » ? Il est porté à tous, les ouvriers de Bull en savent quelque chose. Et les enfants de petits-bourgeois qui ne trouvent plus de travail quand ils ne savent pas l'anglais. Et les cadres de 45 ans laminés par les fusions. Et tous ceux dont le nom n'est désormais que la façade française d'une affaire qui ne l'est plus.
Les défis sont faits pour être relevés, ont dit l'un et l'autre, au micro d'Europe N° 1, MM. Giscard d'Estaing et François Mitterrand, débattant le livre de Jean-Jacques Servan-Schreiber consacré à la surpuissance américaine et à ses conséquences pour les Européens. Ce sont des hommes politiques, responsables, parmi quelques autres, de l'avenir de la France et de l'Europe. Les affaires publiques sont leur affaire. On ne devait attendre ni de l'un ni de l'autre qu'ils se déclarent démissionnaires face à un combat dont ils venaient de poser les termes.
J.-J. Servan-Schreiber presse l'Europe de comprendre et d'adopter, sous peine de se voir définitivement distancée, les méthodes qui font une bonne partie de la puissance américaine. Son dossier est accablant. MM. Giscard d'Estaing et Mitterrand en sont, d'ailleurs, tombés d'accord.
Le premier a noté, cependant, qu'il fallait bien observer un « repliement » des Français devant ce défi. Ce mot recouvre, en fait, des postures psychologiques bien différentes. On peut, schématiquement, en décrire cinq.
1. L'ignorance, l'absence quasi totale d'information. La nature, l'ampleur, les conséquences prévisibles du défi américain, l'urgence qu'il y aurait à le relever, sont inconnues. Jamais le problème de « l'indépendance » à l'égard des Etats-Unis n'a été abordé dans ses vrais termes par aucun homme public.
La mise en condition de l'Europe, pour qu'elle soit en état de se battre, le peu qu'elle fait dans ce sens, exigent des bouleversements dont chacun ne peut voir que l'aspect souvent douloureux, et dont l'utilité n'apparaît pas évidente.
2. La peur, la peur humaine, normale, banale, du changement, qui n'est pas propre à la France mais à sa composition démographique. Plus la proportion de jeunes sera forte, plus cette peur s'atténuera.
3. La résistance qu'oppose la classe B dirigeante à tout ce qui peut attenter à ses privilèges et détruire la « notion d'élite », en étendant l'instruction, la formation technique et intellectuelle, les responsabilités à un très grand nombre. Les méthodes américaines sont incompatibles avec la répugnance à voir le voisin accéder à votre niveau.
M. Jean Fourastié a écrit des choses excellentes, dans son « Essai de morale prospective », sur les raisons pour lesquelles, selon lui, la protection d'élites étroites a été longtemps nécessaire. C'est le contraire qui est, aujourd'hui, nécessaire. L'avenir est comme le reste. Il n'est plus ce qu'il était.
M. Giscard d'Estaing, qui n'est pas suspect à ce sujet, a remarqué que « l'élite n'a plus confiance dans la qualité du message civilisateur que l'Europe serait capable d'apporter », qu'il lui manque « le dynamisme et la foi », alors que cette confiance existe, selon lui, dans l'opinion. Il formule ainsi le jugement le plus grave que l'on puisse porter sur cette élite. Elle n'a, en somme, que le choix entre deux façons de disparaître, et que fait-elle ? Elle choisit, en prolongeant sa résistance, la plus mauvaise pour le reste de la nation.
4. Le refus d'un nouveau nationalisme, le nationalisme européen. Ce sentiment n'existe guère dans l'opinion, mais on le trouve, fortement ancré et circonstancié, parmi les hommes d'affaires et les scientifiques en contact avec les Américains.
Paul Valéry a dit qu'il n'y avait rien eu de plus sot dans l'Histoire que la concurrence entre pays européens, que l'Europe n'avait pas eu « la politique de sa pensée » et qu'elle avait ruiné le rayonnement et la persistance de sa civilisation par ses querelles intestines.
C'est ce qu'expriment, autrement, ceux qui disent : « La compétition entre l'Europe à faire et les Etats-Unis ? Elle se livrera au bénéfice du reste du monde. Notre seule sauvegarde contre la civilisation de la multitude, c'est la coopération avec les Etats-Unis, même si nous devons y laisser notre prétendue indépendance. Les colonies s'émancipent. On ne ressuscite pas les morts. »
Aucun homme politique ne peut tenir un tel langage. Mais, dans la pratique, une fraction de la classe dirigeante a déjà concrétisé cette attitude. Elle préfère, de ses fils, faire des Américains plutôt que des Occidentaux vaincus, de ses affaires des succursales plutôt que des échoppes, de ses laboratoires des filiales plutôt que des arrière-cuisines. « L'Europe est la patrie de mon passé », a dit un savant allemand. Et l'Amérique, celle de son avenir.
5. Enfin, il y a tous ceux qui, sans à nier stupidement l'efficacité des méthodes américaines dans le développement de la puissance industrielle, s'interrogent sur le type de cette société que cette efficacité sécrète.
Ceux-là conçoivent autrement « la civilisation », l'humanisme, les objectifs idéaux que l'on peut lui fixer.
La religion de l'efficacité est impitoyable. Aux faibles, aux médiocres, aux malades, aux vieux, aux incompétents, aux fantaisistes, aux doux. C'est la religion de la force, transposée sur un autre plan. C'est-à-dire l'anti-civilisation.
Objection : c'est vrai, mais elle est seule productrice de richesses. Ce sont ces richesses qui pourront permettre aux sociétés « efficaces » d'entretenir leurs éléments inefficaces, de dépenser les sommes improductives nécessaires pour soigner, pour instruire, pour créer les loisirs sans lesquels il n'y a pas d'accès à la culture, pour que le niveau de vie le plus bas soit encore plus élevé que le niveau le plus haut dans les autres sociétés.
Il y aurait, en somme, d'abord, un mauvais moment à passer. Depuis le temps que l'humanité passe de mauvais moments en prévision de l'âge d'or, ce moment-là ne sera sans doute pas plus cruel qu'un autre. Il sera cruel autrement.
Même quand on a le goût des victoires sans cesse recommencées — tout le monde ne l'a pas — et l'assurance de sa propre Compétence, on a le droit d'envisager cette américanisation-là comme un échec patent de notre civilisation. Et comme une nouvelle forme subtile d'oppression.
Voici non pas des réponses au défi américain, mais quelques-unes des questions fondamentales que pose son existence.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique