«S'adapter à quoi? A la loi de la jungle?» Denis Tillinac n'est pas d'accord... Désenchantement, un mal bien français
On ressasse, on ressasse. Pourquoi des millions de gens ont-ils adhéré au communisme avec ferveur («la Foi du siècle»)? La question reste ouverte, mais aujourd'hui, ce sont les électeurs de Jörg Haider qui intriguent. L'Autriche ? Mozart, Schubert, Mahler, Klimt, Zweig, Rilke, Freud ?, ce n'est pas n'importe qui, n'importe quoi! Voilà qu'un joli garçon admirateur de Hitler y casse la baraque en spéculant sur la haine de l'étranger dans un pays par ailleurs prospère. Il n'est pas entièrement exclu que l'avenir lui appartienne? Le regard braqué sur le passé, donc, «la Foi du siècle» (Arte) est riche en documents bien montés; on y apprend beaucoup sur le déroulement tragique de l'Histoire, mais on n'élucide pas le mystère de cette foi intangible. C'est la faiblesse de cette série. En 1350, le poète Eustache Deschamps formalisait le premier une attitude familière aux Français : opposer le passé, heureux et glorieux, à un présent malheureux. En 1836, Musset emploie, le premier, le mot «désenchantement» pour décrire une «dénégation de toutes choses, une désespérance?» qui affectent les jeunes gens. Le thème de la décadence est récurrent dans la littérature française. Denis Tillinac s'inscrit dans ce courant avec «les Masques de l'éphémère». Pour en parler, il a été émouvant. Meurtri, abattu, épouvanté par le présent qu'il observe et l'avenir qu'il augure. «J'ai le pressentiment de porter le deuil de beaucoup de choses auxquelles j'étais attaché, dit-il. On nous demande éternellement de nous adapter au nom de la modernité. De nous adapter à quoi? A la loi de la jungle!» Rébellion dont il n'a pas le monopole. «S'adapter» est une aptitude, inégalement distribuée. Curieusement, c'est un chef de cuisine célèbre, Alain Ducasse, qui lui a porté la contradiction chez Pivot. M. Ducasse demanda fermement qu'il soit «parlé de ce qui est positif». Et il l'a fait, exaltant la suprématie du savoir-faire français. Allons, on ne perd pas son identité comme on perd ses clefs! Venir au monde, quelle affaire! Et personne pour prévenir le bébé qui s'éjecte du ventre de sa mère de ce qu'il va y trouver. Pourtant, tout commence là? Le premier des six épisodes ? où le pédiatre Aldo Naouri déploie son savoir au sujet de la première et la plus déterminante de nos aventures, «le grand déménagement», comme dit Boris Cyrulnik ?, donnait envie de voir les suivants (France 3). Un récital Jean-Pierre Vernant sur «Droit d'auteurs». Voilà qui était bien venu. A 86 ans, l'helléniste, fatigué des grands travaux, a entrepris de raconter les mythes grecs aussi simplement qu'il les racontait à son petit-fils. Ainsi veut-il contribuer à la survie du savoir grec, «plus nécessaire que jamais». Dionysos, Pandora, Ulysse accueilli par son chien et sourd aux sirènes, la Gorgone, etc., etc. Jean-Pierre Vernant les connaît comme s'il les avait rencontrés hier. C'était un plaisir de l'entendre. F. G.
Jeudi, octobre 14, 1999
Le Nouvel Observateur