L'autre devoir de mémoire

On enseigne Oradour. Enseigne-t-on Katyn? S'agissant des crimes communistes, pourquoi ce mystérieux devoir d'oubli?
Nous supportons courageusement l'existence du régime cubain, celle du goulag chinois, mais qu'un nazillon à la jolie petite gueule de voyou, Jörg Haider, surgisse en Autriche après avoir mis la droite dans sa poche, shocking! C'est qu'il a un précédent fâcheux. On ne s'attend tout de même pas qu'il nous envoie une colonne de blindés, d'ailleurs il n'en a pas. Dangereux pourquoi, ce mignon? Par contagion, évidemment, s'il fait de l'Autriche une sorte de ferme modèle du fascisme appliqué. La population? Partout, dans toutes les nations, il y a une proportion substantielle de gens qui aspirent à vivre dans l'obéissance, soit pour l'infliger, soit pour la subir. D'où la pérennité des régimes autoritaires. C'est l'un des mystères de l'Histoire. Il est trop tôt pour savoir si Haider est une caricature des dictateurs du XXe siècle ou s'il sera un visage neuf dans l'album de famille. Documentaire anglais magistral sur Nikita Khrouchtchev. Immensément dévoué à Staline, combattant courageux à Stalingrad, il se dit cependant que quelque chose ne tourne pas rond dans la société soviétique. Mais il se charge de réprimer la révolte de l'Ukraine et fait 19000 morts. On le baptisera le boucher de l'Ukraine. Interrogé plus tard sur ce qu'il regrette, il dira : «Le sang. J'ai les mains couvertes de sang.» Quand Staline meurt, il fait assassiner Beria, seul rival sérieux à la succession. C'est vite fait bien fait. Voilà Khrouchtchev au sommet. L'étonnant, c'est la suite. Au désormais fameux XXe Congrès, Khrouchtchev prend sur lui de dénoncer les crimes de Staline. Cris, stupeur et tremblements. En France, on nie l'événement, on déclare que le rapport Khrouchtchev est une fabrication de la CIA, enfin le cirque habituel. Khrouchtchev, persuadé que l'URSS va dépasser techniquement les Etats-Unis, est fanfaron. Il provoque la crise des missiles, en installant des fusées à Cuba au nez et à la barbe de Kennedy. Pendant 48 heures, le monde redoute le pire. Et puis sagement Monsieur K., comme on l'appelait, se retire en disant : «La cause de Lénine est perdue.» Il avait la manie de faire planter du maïs partout. Si bien que l'URSS manqua de pain. Se résignant à être démissionné, il s'est épargné d'être assassiné par son successeur, Brejnev. On aurait aimé que dans cet excellent document, où beaucoup de bouches s'ouvrent, par exemple celle de Chelepine, le patron du KGB, on s'attarde un peu sur ce que contenait le rapport Khrouchtchev. Le devoir de mémoire dont on nous rebat les oreilles ne doit pas s'exercer sélectivement. On enseigne Oradour. Enseigne-t-on Katyn, le massacre de 21000 officiers polonais ordonné par Staline en 1939? Pas à ma connaissance. A croire que, s'agissant des crimes communistes, c'est un mystérieux devoir d'oubli qui s'impose. Ce que Mireille Dumas avait à nous raconter était si pénible qu'on avait envie de déserter. Douleur et douleur? Celle de parents dont les enfants, petits ou plus grands, 17-18 ans, ont disparu. Angoisse totale. Supputations, police, espoir, désespoir, vrais indices, fausses pistes. Et toujours cette colère : si on était allé plus vite, il y aurait eu des témoins. Mais le fait est qu'on ne va pas très vite, à la police, quand une disparition est signalée? Ensuite, la machine qui se met en route fonctionne bien, tous le reconnaissent, mais ils pleurent ces quelques heures perdues en début d'enquête. Vrai, faux, on ne sait. Le sûr est que ces familles vivent l'enfer. Deux mille disparitions restent, chaque année, non élucidées. C'était trop long, mais avec quelques moments d'émotion authentique à propos d'un sujet qui ne peut laisser personne indifférent. Emmanuel Chain m'a fait passer à jamais le goût du jus d'orange. Sauf à presser soi-même un fruit sur un verre, il faut savoir ce que l'on boit : une purée gluante transportée par tonnes sur un bateau depuis le Brésil, giclant de gros tuyaux, puis plus ou moins allongée avec de l'eau avant d'être embouteillée sous des étiquettes trompeuses. N'y pas chercher l'ombre de la queue d'une vitamine. A voir ces opérations, on se demande combien de gens se sont lavé les mains dans ces jus avant qu'ils ne prennent leur air innocent. Brrr... F. G.

Jeudi, février 10, 2000
Le Nouvel Observateur