Hommage à Lucien Lelong, grand couturier, réflexions sur les clientes des maisons de couture
On ferme.
Dans le grand salon blanc, des fantômes de tulle et de mousseline pailletée regardent les machines à écrire qui partent dans les bras des déménageurs. Des peintres peu sentimentaux dévissent une à une les lettres d'or : L... U... C... I...
Quand Ils auront enlevé le G, il ne restera plus rien de ce qui fut la maison Lucien Lelong. Plus rien, que des souvenirs et, dans une chambre de malade, un homme fier qui a sabordé son vaisseau plutôt que de le confier à une autre capitaine.
Il y a cent vingt-sept maisons de couture à Paris. Vingt à peine dont les noms sont familiers au grand public. Depuis trente ans — vingt neuf exactement — celui de Lucien Lelong, qui avait repris en 1919 la petite maison de ses parents place de la Madeleine, sonnait deux fois par an la charge de la mode.
Venant deux fois par an de Québec, de Stockholm ou de Buenos Aires, des hommes graves se demandaient, assis en rond dans les salons de l'avenue Matignon où Lelong ouvrait toujours la série des présentations :
— A-t-il encore trouvé quelque chose cette année ?
Et il avait trouvé encore quelque chose.
Le miracle n'est pas que Lelong s'éteigne aujourd'hui. C'est qu'il ait duré si longtemps.
La couture use vite son homme - ou sa femme. Qui se souvient de Raudnitz chez qui s'habillaient les héroïnes de Marcel Proust ? Vionnet, Poiret, Chanel, Jenny ?
Le 2 août, ceux d'aujourd'hui qui commenceront à présenter leur collection d'hiver penseront tous à leur frère perdu au combat.
Parce que c'est bien un combat d'avoir affaire aux femmes. Elles ont beau être infidèles par tempérament, il faut une certaine force de persuasion pour les convaincre périodiquement de tromper la mode d'hier avec celle d'aujourd'hui.
Les couturiers étant les derniers hommes au monde auxquels elles obéissent, elles se vengent.
Elles se vengent d'abord en portant leurs robes.
Il y a plusieurs explications au phénomène de la perpétuelle évolution de la mode, qui se renouvelle presque à la cadence des ministères, mais j'ai, toujours pensé que c'est en voyant sur de grosses dames ce qu'ils ont inventé pour les créatures de leurs rêves que les couturiers dégoûtés sont tentés d'essayer autre chose.
La dernière création de Lucien Lelong s'appelait la «ligne jet d'eau ». Combien d'arrosoirs a-t-il dû habiller pour un jet d'eau ?
Les clientes des grandes maisons — dix mille environ — ont pour la plupart un tour de taille proportionné à leur compte en banque. À raison de 50.000 fr. Le modèle simplet, calculez vous-même.
— Avez-vous vu une robe qui vous plaise ? madame, demandait, à la saison dernière, une vendeuse à une nouvelle cliente après le défilé des modèles.
— Vous m'en mettrez une de chaque, répondit la dame en sortant de son sac des liasses de billets qui sentaient encore le poireau.
Mais elle tenait plutôt du melon d'eau.
Il y a trois catégories de clientes : celles qui sont laides et qui payent, celles qui sont jolies et qui payent mal, et l'infime fraction de celles qui sont jolies et qui payent.
Les trois sont inexactes, exigeantes, bruyantes et accessibles à toutes les flatteries que leur prodiguent des vendeuses lasses.
Si j'étais un homme, je me cacherais pour observer une femme à un essayage ou chez son coiffeur avant de décider si on peut lui confier ou non sa tranquillité.
Il est vrai qu'il y aurait alors un important pourcentage de célibataires.
Étant une femme, j'ai choisi d'observer à la séance de l'Assemblée nationale où fut renversé le ministère Schuman les hommes auxquels on confie notre tranquillité. Et c'est une expérience à laquelle je n'ose guère vous encourager. Parce qu'il y aurait alors aux prochaines élections un imposant pourcentage d'abstentionnistes.
Il y a sûrement parmi eux un, deux ou dix hommes ardents, énergiques et désintéressés, capables de réconcilier les Français avec les parlementaires, comme il y a quelquefois, au coin d'une rue, la silhouette souple d'une midinette parisienne capable de réconcilier les Françaises avec le ''new look.''
Alors, résolument optimiste, comme le président Truman qui vient de déclarer : « Les chances d'obtenir une paix mondiale sont bonnes et mêmes excellentes », je cherche les jets d'eau parmi les carafes.
Mardi, octobre 29, 2013
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