L'affaire Langlois interroge sur le fonctionnement des entreprises à vocation culturelle bénéficiant de subventions publiques. Est-il légitime que l'Etat régente ces établissements ? « tout ce qui a quelque valeur créatrice commence par déranger. » Devant
Les salles de la Cinémathèque restent fermées. Son directeur artistique, M. Pierre Barbin, nommé en remplacement de M. Henri Langlois, ne peut toujours pas se rendre à l'étranger sans risquer d'y recevoir un accueil humiliant. Son président, M. Pierre Moinot, directeur des Arts et Lettres, est, de son propre aveu, au bord de la dépression nerveuse.
Si M. André Holleaux, directeur du Centre national du cinéma, se présentait au festival de Cannes, début mai, sans que le Comité de défense de la Cinémathèque ait obtenu gain de cause, il s'exposerait à des incidents fâcheux. De nouveaux manifestants ont exprimé leur détermination, lundi dernier, à Paris, devant le siège de la Cinémathèque. Quinze mouvements universitaires et politiques ont organisé, jeudi soir, à Grenoble, une réunion de protestation.
L'affaire Langlois continue. Et elle continuera jusqu'à ce qu'une solution satisfaisante pour Henri Langlois lui ait été donnée : les pouvoirs publics ne peuvent conserver, sur ce point, aucune illusion. Ils ne parviendront pas à éluder cette solution, fût-ce en essayant de « contrôler la presse », selon l'expression malheureuse d'un haut fonctionnaire.
S'il s'agissait du licenciement pur et simple d'un employé contractuel, il serait vain de s'y opposer. Ce n'est pas le cas. La forme juridique de l'Association qui a donné naissance à la Cinémathèque laisse place à des actions diverses. D'excellents avocats, Me Georges Izard et Me Georges Kiejman, s'en occupent. Ceux qui, en France, soutiennent Henri Langlois, ceux qui, à travers le monde, se sont déclarés résolus à reprendre les films qu'ils ont confiés à la Cinémathèque si celle-ci change de mains semblent avoir les moyens légaux de mettre leur menace à exécution.
Il n'est pas impossible que l'on aboutisse à la dissolution de la Cinémathèque et à la création d'une Fondation, dirigée par Langlois, qui serait en position légale de récupérer la quasi-totalité du trésor de la Cinémathèque, et dont le fonctionnement serait assuré par des capitaux privés.
On voit la tête de l'Etat, si l'on ose dire.
Au-delà du cas personnel d'Henri Langlois, cette affaire éclaire un aspect important de la vie des entreprises à vocation culturelle bénéficiant de subventions publiques. La Cinémathèque n'est que l'une d'entre elles. Théâtres, opéras, musées, maisons de la culture, bien d'autres institutions encore sont dans le même cas.
Qu'en échange de ces subventions l'Etat exige des comptes en bon ordre, rien de plus normal. Mais parce qu'il soutient financièrement une action culturelle, l'Etat doit-il, du même coup, régenter cette action ? On sait à quoi cela conduit : au réalisme socialiste, à la statuaire des monuments aux morts, aux faveurs faites aux médiocres qui savent entretenir les amitiés utiles.
Le réalisme socialiste ne menace pas la France où il n'existe aucune volonté délibérée, au niveau politique, de brimer l'esprit créateur. Mais dès lors que des fonds publics sont en question, les conflits surgissent, entre les pionniers et les conservateurs, entre les artistes et les comptables.
En matière artistique, personne n'est infaillible. Mais nous savons du moins que de l'« Olympia » de Manet au « Sacre du Printemps » en passant par Stendhal — et même par « Carmen » ! — tout ce qui a quelque valeur créatrice commence par déranger. Cela ne signifie pas que tout ce qui dérange a de la valeur, mais qu'il faut, au moins, apprendre à passer outre aux routines de l'œil, de l'oreille et de l'esprit pour apprécier l'art qui nous est contemporain.
Des édiles tributaires des réactions de leurs électeurs, ou des fonctionnaires tributaires de leurs directeurs, eux-mêmes tributaires de leurs ministres qui se font à leur tour admonester par leur épouse stérilisent fatalement toute action culturelle un peu audacieuse. Il a fallu bien du courage à la municipalité de Grenoble pour financer un stabile de Calder. Et puis, il y a eu Malraux.
IL se trouve que M. André Malraux n'est pas un ministre ordinaire et que, joignant le prestige au jugement, il peut, lorsqu'il intervient directement, court-circuiter « les bureaux », les clans et les groupes de pression. Il a su, par exemple, imposer le peintre Balthus à la tête de la Villa Médicis, contre l'avis de tout ce qui représente, en France, l'art bourgeois officiel.
Encore M. Malraux n'emporte-t-il pas toujours la décision qu'il souhaiterait. Il raconte lui-même, dans ses « Antimémoires », sa déprimante expérience au sujet du monument dédié à Jean Moulin, qu'il eût aimé confier à Giacometti. Même lui, Malraux, n'a pas réussi à faire admettre un choix qui heurtait des gens respectables mais fermés à toute forme d'art non conventionnelle.
Alors qui pourrait prétendre à une autorité suffisante pour conduire une entreprise d'ordre artistique et culturel à sa guise, contre l'idée que se font les administrations de l'utilisation rationnelle des deniers de l'Etat ?
En ce qui concerne la Cinémathèque, c'est le cœur du conflit. L'insupportable Henri Langlois n'a jamais accepté aucune obédience, aucun ordre, aucune intervention extérieure. Il a mené sa barque, depuis 1946, avec une indépendance totale, et de maigres subventions. Puis il a trouvé chez M. André Malraux un appui permanent, en même temps qu'il recevait des moyens plus importants. C'est l'ampleur relative de ces moyens et le prestige accru de la Cinémathèque qui ont entraîné sa perte : les technocrates ont voulu faire de Langlois un serviteur, et de la Cinémathèque un service public, bien que la technocratie ait donné les brillants résultats que l'on sait dans l'industrie cinématographique. Celle-ci est pratiquement en faillite.
On en est arrivé ainsi à cette situation paradoxale : ce sont, dans l'ensemble, des gens qui pensent « à gauche » qui en sont aujourd'hui à vouloir arracher la Cinémathèque à l'Etat pour en refaire une entreprise privée !
On voit que cette affaire touche au fond du problème des subventions d'ordre culturel. Qu'un gouvernement soit de droite ou de gauche, la question se poserait de la même manière : y a-t-il compatibilité entre l'action féconde et la servilité ou l'inféodation à la bureaucratie ?
La réponse est non, dans tous les pays, sous tous les régimes. Aucune œuvre de l'esprit ne peut se développer sans liberté, y compris la liberté de se tromper.
L'Etat - mécène, protecteur des artistes, des poètes et des créateurs contre l'Etat lui-même, reste à inventer.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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