L'affaire Langlois

Mise à mal de la cinémathèque française, après l'évincement de son directeur Henri Langlois. Retrace le combat de cet esthète pour faire exister la cinémathèque.
M. Georges Pompidou en est ému ; M. Michel Debré, irrité ; M. Couve de Murville, mécontent ; M. François Mitterrand exige des explications ; tout autre ministre que M. André Malraux pourrait y perdre son portefeuille : la plus belle vitrine des Affaires culturelles vient de voler en éclats. C'était la Cinémathèque française.
Depuis le vendredi 9 février, elle n'existe plus. Depuis que son directeur artistique et technique, M. Henri Langlois, 54 ans, a été évincé de ses fonctions, à la suite d'un vote du conseil d'administration où les représentants des pouvoirs publics, et ceux qui n'ont rien à leur refuser, étaient en majorité.
Pire qu'un crime, c'est une faute.
L'un des premiers, M. Pierre Charpentier, qui fut ambassadeur de France, a manifesté ses sentiments en retirant à la Cinémathèque sa correspondance avec Serge Eisenstein (« Le Cuirassé Potemkine »). C'est un camouflet parmi beaucoup d'autres, qui viennent de partout. Même les Français qui ne s'intéressent qu'au cinéma digestif commencent à découvrir qu'ils ont chez eux l'un de ces bonshommes de génie dont l'art se nourrit sans les nourrir. Henri Langlois est l'un de ces pélicans. Comment ses enfants, groupés autour de lui, accepteraient-ils aujourd'hui de le laisser périr ? Ils ne l'accepteront pas. C'est ce qu'ils ont proclamé, en manifestant, mercredi soir, par centaines, sous la conduite de Jean-Luc Godard et de Claude Chabrol.
Les matraques ont volé. Police contre culture : dans quel pays sommes-nous ?
Pont d'or. Si Langlois consent à se laisser arracher poliment sa chair et son âme, l'œuvre de toute sa vie, il continuera à percevoir son traitement (3 000 Francs par mois). Et on lui trouvera quelque fonction honorifique pour finir d'arranger les choses. Mais si l'on pouvait acheter Henri Langlois, il roulerait déjà sur un pont d'or, vers l'Amérique, où on l'attend. Car il n'y a qu'un Langlois, comme il n'y avait qu'une Cinémathèque, la plus belle, la plus prestigieuse, la plus féconde du monde. De 50 000 à 60 000 films, personne ne le sait au juste, alors que l'U.R.S.S. n'en possède que 15 000, et le Musée d'Art moderne, à New York, 3 000.
Alors, pourquoi en a-t-on écarté celui qui l'a enfantée ? C'est triste à écrire : par bêtise. Et la bêtise est le plus impardonnable des actes de gouvernement.
L'histoire de la Cinémathèque, c'est d'abord celle d'une passion. Elle commence en 1936, quand le jeune Langlois, 22 ans, fou d'amour pour le cinéma, comprend que le fragile support sur lequel s'inscrivent les rêves modernes, « Forfaiture » et « Naissance d'une nation », « Carmen du Klondyke » et « Alexandre Nevski », « Zéro de conduite » et la saga du comte Erich Oswald Marie Stroheim von Nordenwald, est menacé d'un anéantissement total.
Le cinéma d'alors a tout juste un présent. Langlois pressent, lui, qu'un jour « le seul art moderne, car il est en même temps fils de la mécanique et de l'idéal des hommes », aura un passé. Et qu'il faudra le transmettre tout entier aux générations futures, comme un élément majeur de notre Histoire et de notre culture.
Alors, en compagnie de deux amis, Georges Franju et Jean Mitry, avec le peu d'argent qu'il gagne, il commence la chasse aux archives. Un film, c'est inflammable, encombrant, lourd. Il en trouve et en met partout, jusque, sous son lit. Il continuera seul pendant la guerre, arrachant aux Allemands tout ce qu'ils veulent détruire, abritant ici et là ses précieuses boîtes de fer.
A la Libération, la Cinémathèque devient une association reconnue d'utilité publique et commence à bénéficier d'une subvention du gouvernement. Elle a aujourd'hui 700 membres, qui opèrent des dépôts et qui cotisent. Modestement.
Papillon pachyderme. Ce qu'il faut dire — et Langlois ne s'en fait pas faute — c'est que la Cinémathèque doit à André Malraux son développement « physique », si elle ne l'a pas attendu pour devenir l'école vivante du cinéma français.
Malraux lui donne deux salles : la construction de Chaillot coûtera 2 Millions. Il fait mettre en chantier un dépôt à Bois-d'Arcy : la première tranche a coûté 4,8 Millions. Depuis 1960, la Cinémathèque a reçu près de 10 Millions pour assurer son fonctionnement. Ses recettes directes, par exploitation de ses deux salles, ont été de l'ordre de 3 Millions.
Pour Langlois — et encore une fois, il le dit — la porte de Malraux sera toujours ouverte. En un mot comme en cent, Malraux l'aime. D'ailleurs, qui ne l'aime pas, ce papillon pachyderme, doux et terrible ?
Si les films affluent à la Cinémathèque, c'est parce qu'on les lui donne, à lui, Langlois. S'il arrache aux Russes eux-mêmes 300 films parmi les plus rares, c'est parce qu'on ne lui refuse rien, à lui, Langlois.
Et si des hommes qui ne sont pas des « artistes », mais de rudes hommes d'affaires, tels MM. Ambroise Roux, P.D.G. de la Compagnie Générale d'Electricité, vice-président du Conseil national du Patronat français, et Jean Riboud, P.D.G. de Schlumberger, ont consenti dernièrement à entrer au conseil d'administration de la Cinémathèque, alors qu'ils ont véritablement d'autres soucis, c'est parce que, un jour, ils ont rencontré Henri Langlois. Et qu'ils le placent très haut dans la hiérarchie humaine.
Noyau d'apôtres. Alors qu'est-ce qui ne va pas avec lui ? Rien, ou presque. La Cinémathèque devient trop grande. On ne sait plus où entreposer les films, qui s'entassent. Le personnel nécessaire s'alourdit, autour du noyau d'apôtres. Bref, l'administration de l'affaire Cinémathèque est une lourde tâche. Langlois l'assure, mais avec une fantaisie et une passion qui ne sont certes pas ce que l'on attend du fonctionnaire idéal. D'ailleurs, il n'est pas fonctionnaire. Et justement, puisqu'il gère, en s'embrouillant parfois entre anciens et nouveaux francs, comme tout le monde, un budget alimenté en grande partie par les deniers de l'Etat, l'Etat va s'en occuper.
Langlois le comprend. Une assemblée générale des membres de la Cinémathèque accepte, en 1964, une modification des statuts. Les pouvoirs publics auront désormais des représentants au conseil d'administration. Et voilà Langlois flanqué d'un directeur administratif et financier, M. Claude Fabrizzio, dont l'aval sera nécessaire à tout engagement de dépense. Mais « il ne sera que l'exécutant de vos idées et de vos initiatives », déclare Malraux à Langlois.
Depuis, c'est la guerre. Une guerre d'usure menée, semble-t-il, depuis le Centre national de la cinématographie dont le directeur, M. André Holleaux est, ès qualités, commissaire du gouvernement au sein de la Cinémathèque. Langlois est difficile, bouillonnant, imprévisible ? Sans doute. Pour qu'il soit facile, c'est tout simple : il faut qu'il ait confiance.
Calomnies. Or des calomnies affreuses commencent à être répandues sur son compte et versées jusque dans l'oreille du contrôleur financier du Centre et de la Cinémathèque. Elles prennent une telle consistance que certains vont jusqu'à faire vérifier son casier judiciaire pour en avoir le coeur net. Ils constatent qu'il est vierge, mais que, en revanche, celui qui a inventé ces calomnies a menti quant à ses propres titres universitaires. Ce petit scandale-là arrivera jusqu'aux oreilles M. Debré, qui n'aime pas ça. Et on voudrait que Langlois se sente en confiance ? Pour l'apprivoiser, il fallait d'abord aimer le cinéma et vouloir lui conserver Langlois au lieu de jouer à « Comment s'en débarrasser ? »
Il le savait et il était devenu comme un animal traqué, auquel on va arracher son petit. Dans cette situation on se conduit rarement avec diplomatie. D'incident en incident, de drame en drame, de conseil d'administration en conseil d'administration, les choses se sont dégradées. N'était-ce pas le but ? Démontrer « qu'il n'y a décidément rien à faire avec Langlois » ? En persuader Malraux, lassé, qui a aussi peur des chiffres que Langlois ? Alerter les Finances, au point qu'elles bloqueront la subvention ?
Inventaire. L'ensemble de l'opération, qui allait aboutir, le 8 février à l'élimination de Langlois par un vote auquel dix membres du Conseil ont refusé de participer, a entièrement réussi. Sauf qu'elle a raté.
Car le nouveau directeur artistique nommé par le même conseil, M. Pierre Barbin, 42 ans, en a été réduit à fermer, sous prétexte d'inventaire, les deux salles parisiennes (rue d'Ulm et Chaillot) de la Cinémathèque. Elles étaient déjà désertées par les habitués alertés de tous côtés.
Et si cet « inventaire » se prolonge, il risque d'être de plus en plus court : tout ce qui a un nom dans le cinéma mondial fait désormais opposition à l'utilisation, par la Cinémathèque française, des films qui ont été confiés à Henri Langlois. Pour être sentimentale, cette opposition n'en est pas moins légale. La Cinémathèque ne possède rien en propre, ou presque. Chaque film dont elle dispose a fait l'objet d'un dépôt nullement obligatoire (contrairement à ce qui se passe à la Bibliothèque nationale) et peut être repris à tout moment. Chaque projection publique devrait, théoriquement, être précédée d'une autorisation qu'Henri Langlois n'a jamais sollicitée, et à quoi bon ? Ce n'était pas une faveur que les auteurs de films lui accordaient, c'était un honneur qu'il leur faisait en ouvrant à leurs films l'accès aux salles de projection de la Cinémathèque.
Avant que M. Pierre Barbin fasse honneur à Orson Welles, à Samuel Fuller, à Luis Bunuel, à Roberto Rossellini ou à Fritz Lang, en recueillant une copie de leurs œuvres, il coulera beaucoup de pellicule dans toutes les caméras du monde. Et il ne s'agit pas de savoir si c'est juste ou injuste. C'est.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express