L'affaire Lacan

Expulsion de Lacan de l'Ecole normale sup
ENSEIGNEMENT

L'affaire Lacan

En expulsant le Dr Jacques Lacan, 68 ans, illustre psychanalyste, des locaux de l'Ecole normale supérieure, où il dispensait, une fois par semaine, son enseignement, M. Robert Flacelière, directeur de l'Ecole, a déclenché une tempête dont les éclats risquent de dissimuler le véritable objet.
Depuis six ans, le non-universitaire qu'est Jacques Lacan bénéficiait, en effet, de l'hospitalité du sanctuaire de l'Université, le mercredi, à 12 h 30.
Jusque-là, il avait tenu pendant de longues années son séminaire à l'hôpital Sainte-Anne, à Paris. En rupture avec la Société française de psychanalyse, il fut accueilli, en 1963, par M. Fernand Braudel, président de la 6e section de l'Ecole pratique des hautes études, qui le nomma « chargé de conférences ». La 6e section ne disposant pas d'une salle assez vaste — et la location d'une salle extérieure coûtant de 300 à 500 Francs par séance, selon les services administratifs — Normale sup prêta un local. Et une telle ouverture, fût-ce par la bande, d'un lieu sacré de l'Université à des recherches situées hors des cadres reconnus du savoir et à l'expression d'une méthode de pensée bouleversante, au sens propre du terme, prit valeur de symbole.
Malgré l'heure baroque à laquelle le Dr Lacan parlait, on vit bientôt étudiants, chercheurs, professeurs se
presser, trois et quatre cents, debout parfois, dans la petite salle Dussane. Succès qui n'alla pas sans consolider les hostilités que le Dr Lacan a toujours eu le don de provoquer autant que les ferveurs. C'est un gêneur.
Or, le 18 mars de cette année, M. Flacelière l'informait par lettre que la réorganisation des études rendrait désormais impossible « le prêt de la salle Dussane ou de toute autre salle de l'Ecole pour votre cours ». Elimination qui devait évidemment donner lieu à interprétations.
Lorsque, à l'issue du dernier séminaire de l'année, le mercredi 25 juin, le Dr Lacan donna lecture publique de cette lettre, ses auditeurs décidèrent d'occuper les lieux jusqu'à ce qu'ils aient reçu les explications de M. Flacelière. Que se passa-t-il dans l'heure qui suivit ? Une chose est sûre : c'est la police que M. Flacelière a cru devoir appeler pour qu'elle le débarrasse des importuns.
Selon un témoin, Mme Colette Misrahi, professeur de philosophie, un dialogue assez vif se serait engagé entre M. Flacelière et l'une de ses interlocutrices, psychanalyste notoire, dialogue qui s'acheva par ces mots du directeur de l'Ecole normale à un policier : « Emmenez cette dame, elle me fatigue. » Selon « Le Monde », un membre de la direction de l'Ecole déclara à ce journal que les cours du Dr Lacan étaient devenus « des conférences mondaines, incompréhensibles pour quelqu'un de normalement constitué », formule digne d'un personnage de Michel Audiard égaré rue d'Ulm. M. Flacelière démentait, le lendemain, qu'elle ait été prononcée par quiconque, assurant qu'il s'agissait « très probablement d'une provocation ». Il faisait état, en revanche, de vols qui auraient été commis, dans son bureau, par « les disciples du Dr Lacan ».
Un maître. Mais le fond de l'affaire est ailleurs : pourquoi le séminaire du Dr Lacan est-il soudain devenu indésirable à Normale ? Qui dérange-t-il ? A qui ce laboratoire d'un mouvement de la pensée moderne fait-il peur ?
Interrogé par L'Express, M. Flacelière se retranche fermement derrière « la réforme » et assure qu'il n'a rien contre « le contenu des cours de Lacan », auquel d'autres reprochent tantôt « d'être réactionnaire », tantôt de « former des révolutionnaires ». Il reste que, dans l'esprit d'un grand nombre, « la réorganisation des études » est apparue comme un prétexte à un acte de censure.
Selon un philosophe, M. Gilles Deleuze, qui n'est pas de ses disciples ni de son obédience, « l'enseignement du Dr Lacan, par sa portée et sa nouveauté scientifique, par les travaux collectifs qu'il inspire, est un des facteurs les plus importants de la recherche actuelle dans le domaine de la psychanalyse, des sciences de l'homme et de la philosophie, tant en France qu'à l'étranger. Le Dr Lacan est un des maîtres de la pensée actuelle. Il serait extrêmement regrettable et inquiétant qu'il soit privé d'un lieu d'enseignement public ». C'est tout le problème. Jeudi, le département de philosophie du centre universitaire de Vincennes offrait l'hospitalité au Dr Lacan. Nul doute qu'il y trouverait audience. Mais peut-être pas la bénédiction de la nouvelle administration de Vincennes.
En passant de Normale â Vincennes, il n'est pas certain que « l'affaire Lacan » s'apaise pour autant.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express