La voiture des autres

Sur les dangers de la route et de la vitesse (voiture comme arme de mort, faute toujours rejetée sur les Autres). Imagine le discours d'un homme croisé au salon de l'Auto.
S'il y avait, à Paris, un Salon de l'Arme à feu, inauguré par le président de la République, où seraient exposés, en vente libre, les plus récents modèles de carabines, de revolvers et de fusils mitrailleurs, nous serions surpris, choqués, désapprobateurs.
Il y a un Salon de l'Auto, nous sommes consentants, charmés, complices. Nous allons choisir en famille l'arme avec, laquelle, aujourd'hui ou demain, à Pâques ou à la Pentecôte, à cause du verglas ou à cause du brouillard, nous blesserons et nous nous blesserons, nous tuerons et nous nous tuerons. Sera-t-elle rouge ou métallisée ? De fabrication française ou étrangère ? Délicieux tourment, angoisse exquise.
Quelques snobs assurent qu'ils ne s'intéressent plus à la question et que ça ne leur a coûté qu'une psychanalyse. D'autres prétendent que mourir en Rolls ou en 2 CV, cela ne fait aucune différence. Mais qui parle de mourir ? Ce sont les autres qui meurent, qui se fracturent le crâne, qui défoncent leur cage thoracique, qui se brisent les jambes et les bras. Ce sont les autres qui roulent trop vite, ou trop lentement, ou trop à droite, ou trop à gauche. Ce sont les autres qui doublent sans visibilité, qui oublient leurs clignotants, qui franchissent les lignes jaunes, qui négligent les priorités. Ce sont les autres qui encombrent les rues, qui s'arrêtent en double file, qui obstruent les bateaux.
Tout le problème des accidents de la route, qui ont fait aux Etats-Unis, en un an, vingt-huit fois plus de morts que la guerre du Vietnam, qui ont tué plus de 13 000 personnes pendant le même temps en France, et blessé plus de 300 000, tout le problème des accidents et de la circulation serait réglé si l'on venait à bout de cette espèce proliférante qui empoisonne la vie de l'Automobiliste : les Autres.
Devant l'un des stands où de beaux monstres nickelés s'offraient à notre concupiscence, un monsieur distingué en faisait l'autre jour la démonstration à l'un de ses amis.
« On se demande, disait-il, pourquoi un si grand nombre de gens s'obstinent à rouler en voiture quand il existe cette merveille qu'est le train, ce moyen de transport rapide et ponctuel qu'est le métro. Ils ont tout ce qu'il faut à leur disposition pour que nous puissions circuler tranquillement... Non. On a beau le leur répéter sur tous les tons, ils ne veulent rien entendre.
« A peine les Français ont-ils trois sous qu'ils les engloutissent dans l'achat d'une voiture. On en voit qui s'endettent, qui se privent de tout. Et pour quoi faire ? Pour déambuler le dimanche en files compactes. Pourtant, vous le savez aussi bien que moi : sans jeu de mots, c'est tuant ! Mais comment les convaincre qu'ils profiteraient mieux de leur week-end en restant chez eux ? En vérité, ce serait le rôle de la presse, de la télévision. Si ces gens-là faisaient leur métier...
« Et cette manie stupide de la vitesse ? Tenez, pas plus tard qu'hier, sur la route d'Orléans, nous marchions tranquillement, à 130... Vous connaissez ma voiture, c'est une routière. A 130, elle est tranquille comme Baptiste. Moi, il y a vingt ans que je conduis, je connais cette route comme ma poche. D'ailleurs, mes amis me le disent souvent : tu conduis sec, mais tu conduis bien. Et c'est vrai : je conduis bien.
« Donc, nous roulions tranquillement. Tout à coup, qu'est-ce que je vois ? Un petit morveux dans une décapotable qui veut me dépasser. Eh bien, mon cher, je lui ai donné une leçon à celui-là ! J'ai un peu poussé, à peine, juste ce qu'il fallait pour le décourager. Vous l'auriez vu, il était vexé, oui, vexé ! C'est incroyable ! Comme si c'était vexant de ne pas être le plus rapide !
Mais plus on roule, plus on s'aperçoit que les autres sont tous comme ça. Des vaniteux qui finissent pas s'identifier avec leur voiture, à se confondre avec elle, à se figurer qu'on les juge sur les performances de leur moteur ou sur leur carrosserie. Est-ce bête !
« Quelquefois, devant le visage satisfait de l'un de ces conducteurs de cuirassés, tous gonflés de leur importance, l'envie vous saisit de les tuer. Pour qui se prennent-ils, mais pour qui se prennent-ils ! Cette façon d'humilier ceux qui sont moins puissants, moins riches, c'est de la provocation pure et simple. D'ailleurs, je serais curieux de voir leur déclaration d'impôts... On ne me dira pas qu'avec une situation normale un honnête homme peut aujourd'hui se payer des machines pareilles...
« Et puis, ce n'est même pas joli... Du tape-à-l'œil... Du mauvais goût. Pour quoi faire ? Cela impressionne qui ? Moi, j'aurais horreur de rouler là-dedans. D'ailleurs, ça ne m'amuse plus de conduire. C'est devenu une corvée. Si je pouvais, il y a longtemps que je n'aurais plus de voiture. Depuis qu'un tel s'est tué, cet été, et que la petite une telle est restée avec une jambe plus courte que l'autre, ma femme prétend qu'elle a peur. Elle sait bien qu'avec moi elle ne craint rien, mais on n'est pas seul, n'est-ce pas, on n'est pas seul... Il y a les autres... Et ce pays manque de sens social, je l'ai toujours dit.
Le vendredi soir, par exemple, ce serait bien facile de ne pas partir pour la campagne avant dîner... Eh bien, tous les vendredis, c'est la même histoire ! Nous, nous quittons Paris, vers 7 h, alors nous voyons bien ce qui se passe... Quelquefois, nous en sommes écœurés. Des moutons de Panurge. La voiture, qui devrait être un instrument de liberté, devient un instrument de dégradation de l'homme.
« Rentrer chez soi, après une journée de travail, épuisé, et ne pas trouver une place pour se ranger, comment appelez-vous cela ? Moi, je dis que c'est un scandale. D'autant que les garages ne manquent pas dans le quartier. Mais vous croyez qu'ils y iraient, les autres ? Pas question. Faire 200 m à pied, ça les fatiguerait. Les Français sont devenus de vrais mollusques. Voilà à quoi ça nous mène, le genre de vie américain.
« Et vous allez voir qu'on va finir par nous faire payer le stationnement. L'automobiliste, c'est la vache à lait. On nous pressure, on nous exploite, nous enrichissons les marchands de pétrole, nous faisons marcher l'industrie... Le gouvernement s'en moque bien. Il prétend qu'il construit des parkings. Vous savez ce que ça veut dire, un parking ? Un an de travaux, réveillés tous les matins à 7 h par les marteaux piqueurs, et le malheureux trottoir où nous arrivions à nous glisser, défoncé.
« Voulez-vous mon sentiment ? Tout ça ne pourra pas durer. »
Et il s'éloigna, portant sur ses épaules d'automobiliste le poids de cette masse cruelle, vindicative, égoïste et stupide : les Autres.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express