Autorisation du divorce en Italie. Ironise sur les changements qu'introduit cette réforme. Evoque quelques clichés de la vie amoureuse italienne.
Ils sont fous ces Romains, comme on dit dans « Astérix ».
Grâce au caractère indissoluble du mariage civil dans leur pays, leur vie sentimentale était superbement inconfortable. Ils se roulaient dans les noires délices des amours illégitimes, leurs épouses délaissées gémissaient, certes, mais moins qu'ailleurs, leurs maîtresses ne cherchaient jamais sournoisement le mariage, leurs liaisons gardaient la saveur des amours contrariées. Et tout cela les occupait énormément.
Voilà qu'ils vont banaliser leurs problèmes d'ordre privé en introduisant le divorce dans la législation italienne.
En dépit des articles 34 et 44 du pacte de Latran, conclu en 1929 par le Saint-Siège et le gouvernement de Mussolini, le diable est entré, à l'aube du 1er décembre, au Parlement, réunissant une majorité de 319 voix « laïques » pour l'emporter sur 286 voix démocrates-chrétiennes, monarchistes et néo-fascistes, hostiles au divorce.
Ainsi, c'est fini. Finis les forzati del matrimonio, les forçats du mariage, comme ils se baptisaient, finis les coppie ammanettate, les couples enchaînés, fini le tragique, le lyrique, le pathétique. Le pittoresque aussi. Alors qu'il faut, en France, produire un certificat de mariage en bonne et due forme pour obtenir un logement dans une H.l.m., les mairies de Milan ou de Turin délivrent aux intéressés, pour le même usage, des « certificats de concubinage ». Ce qui donne une idée du nombre de couples irréguliers dans la partie la moins favorisée de la population des villes industrielles.
L'autre partie en compte d'ailleurs autant. On évalue à 5 millions le nombre d'Italiens, hommes, femmes et enfants, qui se trouvent en situation illégitime.
Aussi voit-on mal comment, du strict point de vue de la morale commune et de la famille, les choses pourraient être pires, maintenant que le divorce est entré dans la loi.
En fait, à raison de 450 000 lires et d'une séparation légale de cinq années au moins — six ou sept si l'un des époux fait obstruction — avant que le jugement soit prononcé, le divorce à l'italienne ne sera pas si aisé qu'il risque d'être consommé à la légère. Et dans ses commencements, il servira essentiellement à une remise en ordre.
Ce n'est pas là, évidemment, le point de vue du Saint-Siège, où l'on se montre fort affecté par ce que l'on tient pour une violation du Concordat. A partir de là, de nouveaux accords, négligeant le divorce, question relativement secondaire, seront-ils négociés avec l'Etat ou bien soutiendra-t-on, au Vatican, ceux qui voudraient faire abroger la loi par le biais d'un référendum... Laissons les infinies subtilités de la politique intérieure italienne et de la stratégie vaticane. Chacun sait que l'Italie a, en quelque sorte, deux chefs d'Etat, et que chaque Italien a un pied à l'église, aurait-il l'autre au Parti communiste. C'est même dans cette situation qu'il semble le mieux à l'aise. Aussi le choc, dans le pays, a-t-il été profond.
Ce qui compte, en effet — et les Italiens l'ont tout de suite compris — ce n'est pas que le Parlement ait entériné un « petit divorce » plutôt qu'un grand, c'est que le principe en soit acquis, avec tout ce qu'il suppose de bouleversement dans la psychologie du couple.
Les Italiennes ont beaucoup changé depuis la guerre, beaucoup. Mais, dans la masse, le sentiment demeure d'être « casée » pour la vie, une fois mariée. Alors, à quoi bon se casser la tête. On engraisse doucement, on fait des enfants, adorés d'un amour exubérant plus précieux, d'ailleurs, que les recommandations du Dr Spock, on est une jeune mère aussi négligeable et houspillée que l'on devient respectable et écoutée lorsqu'on tourne à la « mamma ». L'important est de se trouver un bon mari, pendant cette période de la vie où l'on est, au plus haut point possible, comestible.
Ensuite, on pleure un peu, ou beaucoup, lorsqu'on découvre que l'on a épousé un coureur de jupons, et quel Italien ne court pas les jupons, ne fût-ce que par automatisme ?... On fustige l'infâme, on invoque la Madone, on met des cierges à tous les saints, ou bien on se console en se disant qu'on dormira tranquille.
À moins qu'un charmant voisin ne se charge de vous consoler.
Mais, de toute façon, le mari, on le tient. Et, pour le mari, il en va de même. Sa femme, on la tient.
Dans la société fortunée, où se mêlent intimement l'aristocratie du nom et celle de l'argent, on s'arrange à peine autrement de l'indissolubilité du mariage quand elle vous pèse.
On garde la face et la même adresse, ce qui ne tire pas à conséquences. Les appartements ou les palais sont assez grands pour que l'on ne s'y rencontre pas inopportunément. On assiste ensemble aux mariages, aux enterrements et aux cérémonies officielles. Eventuellement, on passe les vacances ensemble, dans la propriété familiale, à cause des enfants.
On s'entend, en somme, pour ne pas s'entendre. Et il arrive même que l'on se retrouve pour vieillir de concert.
La France, en d'autres temps, a bien connu ces arrangements-là. Aujourd'hui encore, la grande bourgeoisie d'argent et la classe politique les pratiquent quelquefois, quand elles ne croient pas pouvoir, sans danger, faire autrement. Il reste quelques situations où les apparences d'une vie familiale bien convenable doivent être observées. Ce n'est pas la loi qui tient alors debout la façade des couples, c'est le regard des autres.
Mais cela ne concerne qu'une fraction infime de la population. Pour l'immense majorité des ménages français, la question ne se pose pas en termes de qu'en dira-t-on. Quand une crise survient, ce sont les vrais problèmes que l'on affronte, ceux qui font mal. Les crises ne se terminent pas toujours, heureusement, par un divorce. La courbe des divorces aurait d'ailleurs plutôt tendance à décliner, en France. Le fait que chacun puisse, fût-ce au prix de grandes difficultés, reprendre sa liberté, ne conduit pas à se séparer pour un oui pour un non.
Mais ce que la pratique du divorce a introduit dans la relation conjugale, et que les Italiens vont avoir à découvrir, c'est une forme d'insécurité. Personne n'est plus jamais « casé ». On sait que cette insécurité n'est pas étrangère à la volonté croissante des jeunes femmes d'avoir un métier. L'ennui est que, lorsqu'elles l'exercent, c'est l'insécurité du mari qui se met à fleurir. Car on ne tient pas de la même manière une femme économiquement indépendante, cela est bien vrai.
Mais n'est-il pas horrible d'avoir à se « tenir » l'un l'autre ? Italien ou pas, il n'y a pas de façon plus sinistre de concevoir la vie conjugale.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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