Le rapport de Michel Souslov contre Krouchtchev et le mémorandum de Palmio Togliatti, chef du parti communiste italien
Tous les chefs communistes le connaissent par coeur. C'est le document qui constitue la critique fondamentale de la politique soviétique. Et il a été rédigé dans des circonstances dramatiques que l'on peut révéler aujourd'hui.
Le rapport de M. Michel Souslov contre M. Krouchtchev était destiné à l'abattre. Le mémorandum de Palmiro Togliatti, rédigé en termes sobres et sans outrance verbale, avait prononcé la condamnation de sa politique sur le vrai terrain et en treize mots : « La situation est plus mauvaise qu'il y a deux ou trois ans. »
Le chef du parti communiste italien, le parti le plus fort (deux millions d'inscrits, huit millions d'électeurs) et le plus vivant du monde occidental, sortait d'un orageux entretien avec MM. Brejnev et Podgorny. Il était arrivé à Moscou en hâte, le 9 août, pour rencontrer M. Krouchtchev. Celui-ci venait de lancer son invitation aux partis frères pour la conférence préparatoire du 15 décembre, destinée à obtenir la condamnation de la Chine.
Il n'y a pas d'avion direct Rome-Moscou. En dépit de son âge (soixante et onze ans) et de sa fatigue, Togliatti fît un voyage rapide, s'imposant plusieurs atterrissages et décollages dans la même journée.
Il débarque à Moscou avec sa femme, Nilde Jotti, et sa fille adoptive, Marisa, dix-huit ans, fille d'un ouvrier tué par la police. Et il a la surprise d'apprendre que M. Krouchtchev ne sera pas au rendez-vous : il est en train de visiter des installations agricoles, en compagnie d'un Anglais, Lord Roy Thompson, magnat de la presse.
Rencontre en Crimée. Furieux et indigné par ce qu'il juge d'une coupable légèreté, Togliatti demande des explications. On lui répond que les camarades Léonide Brejnev et Nicolas Podgorny le recevront au Kremlin, à la place de M. Krouchtchev. Togliatti accepte.
La discussion est houleuse. Togliatti multiplie les réserves à l'égard de la politique soviétique et des méthodes pratiquées par M. Krouchtchev. Il veut le voir. On lui répond qu'une rencontre sera possible en Crimée, dans une dizaine de jours.
Togliatti décide alors de se rendre à Yalta. Le soir même de son arrivée, il jette sur le papier les points principaux de la conversation qu'il entend bien avoir avec M. Krouchtchev. Et il renvoie au lendemain, 13 août, la rédaction même du document. Comme à l'accoutumée, il se réveille à l'aube et se met à écrire. Une heure après, il demande à sa femme et à sa fille de dactylographier son texte d'urgence. Elles dénichent une machine à écrire de fabrication allemande (les machines russes ont évidemment un clavier composé avec l'alphabet cyrillique). Marisa tape, sous la dictée de Nilde Jotti, le mémorandum rédigé par Togliatti, tandis que celui-ci est reçu en grande pompe par les autorités locales et visite une école de pionniers.
Un entretien assez rude. Le téléphone sonne dans la pièce où travaillent les deux femmes. Togliatti vient d'être frappé par une congestion cérébrale. Bouleversées, elles se précipitent à son chevet. Les dirigeants soviétiques, eux aussi, accourent à Yalta. Mais Nilde Jotti se garde de faire état du texte laissé par Togliatti.
Le lendemain, Luigi Longo, vice-secrétaire du P.C.I. et successeur désigné de Palmiro Togliatti, arrive lui aussi au chevet de son ami, qui ne devait plus reprendre connaissance. L'agonie durera jusqu'au 21 août. L'entretien avec Krouchtchev n'aura pas lieu. Celui-ci viendra, en personne cette fois, mais trop tard, rendre hommage à une dépouille mortelle.
A Yalta, Nilde Jotti remet entre les mains de Luigi Longo le document connu depuis sous le nom de « testament politique de Togliatti ».
A Rome, aux funérailles de Togliatti, M. Brejnev a un entretien assez rude avec Luigi Longo. Les Italiens n'accepteront de participer à la conférence du 15 décembre qu'après la publication, par la « Pravda », du texte intégral de Togliatti.
Le 4 septembre, la presse communiste italienne le rend public. La « Pravda » suit.
La publication du « testament de Togliatti » est en soi un acte politique, puisqu'elle établit, non pas dans le secret des conversations mais aux yeux du monde, l'existence d'une « voie italienne » vers le communisme.
De sérieuses réserves. M. Brejnev a porté lui-même en terre le cercueil de Togliatti. Mais la plus lourde pierre ne pourra plus sceller les lèvres de l'homme qui préconisait à la fois le dialogue permanent avec Pékin et l'existence, dans les pays occidentaux, d'un communisme « ouvert ».
« Tout en ayant jugé comme erronées et dangereuses les positions chinoises, écrivait Palmiro Togliatti, nous avons toujours eu et nous maintenons de sérieuses réserves sur l'utilité d'une conférence internationale consacrée
seulement ou de façon essentielle à la dénonciation et à la lutte contre ces positions, parce que nous craignons et nous continuons à craindre que, de cette façon, les partis communistes des pays capitalistes ne soient orientés dans une direction contraire à celle qu'il faut suivre, c'est-à-dire à se renfermer dans des débats internes, purement idéologiques, loin de la réalité. Le danger deviendrait particulièrement grave si on en arrivait à une rupture ouverte du mouvement avec la formation d'un centre international chinois qui construirait ses « sections » dans tous les pays... »
Le soir même où fut annoncée l'élimination de M. Krouchtchev, le poète Eugen Evtouchenko, surexcité, téléphonait de Moscou à un ami parisien pour lui dire : « Enfin, on a eu sa peau, à ce cochon... »
La méthode n'est pas encore celle souhaitée par Togliatti lorsqu'il préconisait que l'on revînt « aux règles léninistes qui assuraient, dans le parti et hors du parti, une large liberté d'expression et de débats dans les domaines de la culture, de l'art, et même sur le plan politique. »
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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