La société en question

Revient sur les circonstances de l'embrasement de la jeunesse étudiante à la Sorbonne. Inadaptation de l'enseignement universitaire à la vie professionnelle.
Les brutalités de la police ? On ne s'engage pas dans les C.R.S. avec une vocation pédagogique. Etudiants ou pas, ils font ce pour quoi on les appelle : ils cognent.
Nous ne saurons jamais comment les choses auraient tourné si le recteur de l'Académie de Paris avait laissé la manifestation, organisée le vendredi 3 mai, dans la cour de la Sorbonne, se dérouler selon les traditions académiques, c'est-à-dire sans y mêler la police. Le fait est qu'il l'a sollicitée, que les étudiants du Quartier latin ont vu leurs camarades embarqués comme des malfaiteurs, et qu'une majorité d'étudiants et d'enseignants en a été profondément choquée.
Bien avant d'embraser Nanterre, Marx nous a appris qu'il fallait faire « l'analyse concrète des situations concrètes ». C'est toujours une bonne méthode, même pour tenter simplement de comprendre comment l'insurrection a soulevé les étudiants de France, après tant d'autres.
Donc, fait concret et, pour ainsi dire, historique : étudiants et enseignants, très généralement hostiles au petit groupe des « enragés » de Nanterre, en étaient rendus provisoirement solidaires, avec les résultats que l'on sait. Une situation nouvelle était créée. Cela, du moins, est clair. Comme il est clair que la plupart des manifestants n'avaient pas l'expérience de ce qui vous arrive quand on frotte les oreilles d'un C.R.S. « Racontez-moi, grand-mère, racontez-moi... » Qu'ils en aient conçu plus de fureur encore, on peut le comprendre. Mais que leurs aînés ne fassent pas semblant.
Le reste exigerait une analyse plus fine, car plusieurs plans se mêlent.
Schématiquement :
La crise générale de l'Université ? Bien sûr. Gonflement formidable des effectifs depuis dix ans, inadaptation de l'enseignement prodigué dans les facultés (514 000 étudiants) qui ne conduit, singulièrement dans les facultés de Lettres, à aucun débouché... On a tout dit à ce sujet.
Les facultés n'ont jamais eu pour objet de préparer à la vie professionnelle — fonction réservée aux grandes écoles — mais de dispenser une bonne culture générale à des jeunes gens aisés, et de former des maîtres. Laissons les maîtres, encore que le problème soit vaste. Les étudiants sont, aujourd'hui, dans la situation de jeunes gens qui suivraient des cours par correspondance non corrigés pour essayer de passer des examens stériles. Cela n'est un peu moins vrai que pour les facultés de Sciences et, surtout, de Médecine, qui sont d'ailleurs sensiblement moins agitées. On en sort bon pour le service de la société, inculte mais spécialisé.
Si importante que soit la question des débouchés, elle en dissimule d'autres dont on parle moins. L'entrée dans la vie sociale, c'est l'arrachement à la sécurité de l'enfance. Un nombre indéterminé de jeunes gens en a peur. Il y a de quoi. On peut réclamer d'être traité en adulte sans être prêt à assumer la douleur de devenir adulte, d'accepter la Vie.
Beaucoup de ceux qui se dirigent vers les fameuses « études sans débouché » et s'éternisent dans les facultés de Lettres s'y trouvent parce qu'ils prolongent ainsi le temps de l'irresponsabilité. Et pour retarder le moment où ils ressembleront à leur père.
Ils y apprennent les sciences humaines. On l'aura remarqué : c'est, partout, le creuset des révoltes sauvages. Que cache donc ce vocable grandiose : sciences humaines ? Une étude des sociétés qui, à aucun moment, ne rend compte, en allant au fond, des aspects non économistes des comportements humains. Des connaissances bonnes à faire des enquêteurs pour instituts de sondages. Freud au service des études de marché. Comme si l'on apprivoisait le feu en le détournant de ce qu'il risque d'éclairer ! C'est peu d'évoquer « le malaise » des étudiants en sociologie et en psychologie, conscients ou non de l'inadéquation de l'enseignement au dévoilement qu'il se propose.
Tous les problèmes d'enseignement sont complexes et ne comportent aucune solution simple que des esprits obtus refuseraient d'appliquer. Encore faut-il les poser, non les escamoter.
Enfin, il y a la nature particulière de la société où nous sommes. Vingt ans, c'est l'âge où il est sain, logique, normal de vouloir « changer la vie ».
Une partie de la jeunesse — et pas seulement de la jeunesse — entretient, selon la formule d'Herbert Marcuse, « la conviction que la vie humaine est digne d'être vécue ou, plus exactement, qu'elle peut l'être et qu'elle doit être rendue telle ».
C'est l'a priori de toute théorie sociale, de tout ce qui a conduit des hommes à être, en leur temps, des agents de transformation de la société en s'opposant à ce qui existe.
Romantisme ? On a vite fait de baptiser « romantisme » ce qui dérange. Pourquoi ce romantisme prend-il aujourd'hui ce caractère violent et quasiment nihiliste ? Toujours selon Marcuse, l'originalité des sociétés industrielles modernes est d'absorber toutes les oppositions et de les faire, en quelque sorte, contribuer à la cohésion sociale. Tous les antagonismes sont émoussés. Même l'art est privé de sa force subversive, de sa vertu de « refus ». Il est devenu l'un des rouages de la machine qui moud la « culture pour tous » en même temps que l'automobile pour tous et l'érotisme pour tous. Plus une société est prospère, plus elle est tolérante, avec tout ce que cela comporte de positif. Plus elle est tolérante, plus elle laisse se développer les oppositions et les refus jusqu'à les intégrer.
D'une certaine manière, l'étonnement indulgent avec lequel est généralement accueillie la révolte étudiante corrobore cette analyse. On cherche inconsciemment à l'annuler en l'acceptant. Même les bébés ne protestent plus sans qu'on les prenne dans les bras quand ils pleurent.
En face de cette société édredon, de ce caramel mou qui amortit tous les coups, il ne peut plus y avoir sentiment d'opposition que dans la contestation radicale, globale, de tous les éléments qui constituent cette société. Y compris le Parti Communiste.
Que l'on souscrive ou non à cette interprétation des soulèvements d'étudiants minoritaires mais farouches, qui se produisent dans toutes les sociétés industrielles, elle a le mérite d'exister en face de « l'incompréhensible », et peut-être d'expliquer pourquoi, en face de C.R.S. nullement disposés, eux, à « intégrer » les étudiants, ceux-ci ont retrouvé la brève ivresse de l'opposition concrète, physique, libératrice.
Après ? C'est ce qui manque : la définition de l'après pour quoi l'on se bat. Elle se dégagera, lentement. Il faut être bien las ou bien vieux pour ne pas sentir que, dans les tumultes d'aujourd'hui, ceux d'ici et ceux d'ailleurs, la jeunesse du monde est en train d'inventer en tâtonnant les sociétés où elle vivra, vieillira et s'engluera à son tour.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express