La signature d'Eros

Prend la défense du livre bleu (n'évoque jamais le titre réel de ce livre), littérature érotique, aujourd'hui devant les tribunaux. (il s'agirait d'Histoire d'O).
C'est un livre bleu de 230 pages. Son titre : un prénom féminin. Son prix : 30 Francs. Son auteur : inconnu. Une femme — dont le nom importe peu — en assume devant les tribunaux la responsabilité. Elle n'a, bien évidemment, pas écrit ce pour quoi elle est poursuivie et que l'on attribue, dans les milieux littéraires, tantôt à André Pieyre de Mandiargues (« La Motocyclette »), tantôt à Pierre Klossowski (« La Révocation de l'édit de Nantes »).
Sauf erreur toujours possible en pareil cas, ce n'est nullement parmi les écrivains (même parmi ceux de l'Académie française, qui, en d'autres temps...) qu'il faut chercher la plume coupable d'avoir commis ce livre bleu. A supposer que l'on s'y intéresse, il faudrait suivre sa piste dans un milieu sensiblement plus austère.
Edité sous le manteau il y a trois ou quatre ans, et réédité ces derniers mois très officiellement par un éditeur également menacé de poursuites, le livre bleu n'apparaîtra sur aucune liste de « best-sellers » alors qu'il pourrait y figurer en bonne place, les libraires qui le détiennent se souciant peu de le faire savoir, car ils pourraient tomber, eux aussi, sous le coup de la loi. Ils se contentent donc de le vendre. De le vendre si bien que la rumeur en est allée, s'enflant, jusqu'au micro de Radio-Luxembourg, ce qui ne manque pas de piquant.
Car le titre de ce succès d'un genre particulier a été donné, un matin, sur l'antenne du poste des familles. Et on n'ose imaginer la tête de telle ou telle bonne personne l'ayant distraitement capté en passant son aspirateur, le demandant à son libraire comme on demande le Goncourt, parce qu'on en parle, l'ouvrant et... le lisant.
En 230 pages comme en une, le livre bleu n'est pas de ceux que l'on peut mettre, comme on dit, entre toutes les mains. Il va de soi que s'il commence à s'y trouver, c'est parce qu'il fournit un alibi à ceux qui l'achètent, le lisent, le prêtent. Mais il ne s'agit pas, cette fois, de l'alibi littéraire. Si cet auteur anonyme écrit avec grâce, il n'est ni Georges Bataille, ni Henry Miller, ni a fortiori Sade, ni aucun de ceux qui ont donné à la littérature « infernale » sa dimension dramatique. Le récit des divertissements que s'accorde une jeune dame douée d'appétit, et plus encombrée de cet appétit que de préjugés, ne puise pas à ces sources profondes d'où jaillissent les grandes œuvres érotiques blasphématoires et, à la fin, désespérées, qui rejoignent le sacré.
Toute activité véritablement littéraire est scandaleuse en ce qu'elle exprime une révolte permanente contre les règles de la vie, contre « la loi ». Georges Bataille l'a dit, en ces pages relativement peu connues sur « La Littérature et le mal » où sont réunis ses articles critiques. Toute grande œuvre est liée à la mort, au rejet par l'auteur de l'adaptation à la vie, rejet qu'il n'exprime pas seulement par ce qu'il écrit, mais par le refus de respirer (l'asthme de Proust), la maladie entretenue (Baudelaire), la captivité (Sade). Et Malraux serait, à cet égard, un bon sujet de réflexion.
Rien de tout cela dans le livre bleu, qui est, simplement, licencieux, et où éclate la bonne santé de son héroïne. Il en va ainsi jusque vers la page 140. Et puis, soudain, on sort du récit minutieux des débordements de la jeune dame qui donne son nom au livre bleu. Commence la tentative d'énoncer une morale. Et du même coup l'alibi indispensable à la publication et à la lecture de l'ensemble. L'auteur, visiblement, croit à ce qu'il dit et exprime fort sérieusement une conception du monde directement inspirée... de Teilhard de Chardin.
Selon le très célèbre jésuite, l'évolution de l'humanité vers Dieu, point Oméga, se fait en passant par la « biosphère » (univers de la vie) et la « noosphère » (univers de la conscience). Entre les deux, l'auteur du livre bleu propose l' « érosphère », c'est-à-dire l'univers de la jouissance physique portée à son paroxysme et entretenue par la participation mentale.
D'où un certain nombre de règles longuement décrites et qui constituent effectivement une morale, l'érotisme étant, « comme toute morale, écrit l'auteur, un effort de l'homme pour s'opposer à la nature, la surmonter, la dépasser ». Parlant avec horreur de ce « retour à la nature » que l'on en vient à prêcher à l'humanité pour la guérir des machines, il s'écrie : « Ecœurante panique, abominable déchéance de l'intelligence ! Retourner à la vermine de l'humus, est-ce là tout l'avenir que mérite l'inventeur des mathématiques et du maillot collant des ballerines ? »
Et avec un optimisme inconnu, parmi les auteurs dits érotiques, dans l'évolution de l'homme vers « le Bien », il prêche, quant à lui, le passage à l'érosphère, comme on prêche en Chine la Révolution culturelle.
Sa thèse aurait eu, sans aucun doute, plus d'audience si elle avait été exprimée ailleurs que dans le cadre où il l'a insérée. S'il est coupable, c'est surtout de cela. Car dans la mesure où on le trouve encore, ce livre se vend pour le pire, et c'est pourquoi il n'y a aucune raison de donner, ici, son titre, quelque bruit qu'il fasse.
Avant de le condamner, cependant, s'il doit l'être, on aimerait que les magistrats s'attardent sur une lecture présumée plus austère : celle d'un très récent numéro de « La Gazette du Palais » (octobre 1967). Ce vénérable journal publie in extenso un jugement rendu par la Cour d'appel de Paris, 13e Chambre, le 23 juin 1967. Condamnés en correctionnelle, sur plainte d'une demoiselle, trois personnages fort connus ont fait appel. Or, « dans une espèce où l'on ne saurait dire si la dérobade d'un individu prévenu de tentative de viol est à attribuer à la résistance de sa victime, à une déficience physique ou à un repentir tardif, il échet, dans le doute, de qualifier les faits de la façon la plus favorable au prévenu, en considérant l'acte impudique par lui commis comme un attentat à la pudeur avec violence et aide d'autres personnes, crime prévu et sanctionné par les articles 332 et 333 du Code pénal. » Suit le jugement. Et ce n'est pas du Courteline !
Le président ou les conseillers qui ont rédigé les attendus de ce jugement ont sans doute été, en cette occasion, d'involontaires pornographes. Mais ils fournissent à leurs confrères une éclatante occasion de faire, par comparaison, la différence entre la littérature ordurière et les livres signés d'Eros, cet auteur inlassablement persécuté parce qu'il dérange la fragile organisation de notre désordre.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express