La première balle

Décrit les différentes positions des Français durant cette révolte :difficulté d'adaptation de beaucoup face à cette révolte. Craquellement. La prise de parole de DG a contraint la France à se séparer en différents camps.
Le problème n° 1 que posent les périodes révolutionnaires, c'est d'y survivre. Dans son intégrité physique, et aussi dans son intégrité mentale, ce qui est à peine moins important.
Déjà, des hommes qui se croyaient progressistes semblent littéralement laminés par ce qu'ils sont en train de vivre. Ils n'ont plus, intellectuellement, la plasticité nécessaire pour ne pas se raidir devant les manifestations concrètes de la « révolution de l'imagination », lorsque celle-ci souffle chez eux. Et où n'a-t-elle pas soufflé ?
Un universitaire qui s'est trouvé au centre des événements, particulièrement secoué, disait la semaine dernière : « Ce n'est pas que je leur donne tort, à ces jeunes gens, mais moi, je n'en peux plus. » Et, mi-sérieux, mi-plaisant, il se réjouissait d'être assez habile de ses mains pour pouvoir envisager sa conversion dans l'ébénisterie. Il ne se sent plus capable de soutenir longtemps l'usure du « dialogue permanent » que lui imposent ses étudiants.
Un homme d'affaires connu, après avoir accueilli par un : « Enfin ! vous vous réveillez ! » le comité révolutionnaire dont ses collaborateurs lui annonçaient la création, a gémi, huit jours après : « Ils me tuent... Je préfère mettre la clef sous la porte. J'ai de quoi vivre jusqu'à la fin de mes jours. S'ils veulent tout casser, ce sera sans moi. »
Un peu partout, on a vu des hommes se laisser volontairement tomber du cocotier, là où l'imagination avait pris le pouvoir. Elle ne l'a certes pas pris à l'Elysée. Mais pouvait-on attendre sérieusement d'un vieil homme qu'il entende l'appel de la vie ?
Un peu partout, on a vu aussi des dirigeants, en accord fondamental avec le mouvement de renaissance qui a soulevé le pays, rencontrer cependant des difficultés personnelles d'adaptation dès qu'il s'étaient mis en cause. Les plus lucides savent qu'ils auront du mal, qu'ils devront non seulement ne pas essayer de détruire ce qui a surgi, mais s'employer, avec patience, à ce que se constitue, en face d'eux, un pouvoir organisé, capable de prendre ses responsabilités.
Et puis il y a eu, innombrables, les isolés, qui ont été choqués au vrai sens du terme. Ils se sont frotté la tête les uns contre les autres, comme les arbres sous la houle des grands vents ; ils se sont agrégés en groupes pour discuter, pour trouver vers quoi se diriger, pour arriver à définir ce qu'ils veulent, à tracer les frontières qu'ils refuseraient de franchir, les libertés individuelles qu'ils refuseraient d'abdiquer au nom de la révolution.
Enfin, comme dans toutes les périodes de bouleversements profonds, il y a eu la masse flasque de ceux qui ne veulent pas s'engager. Par peur, ou au moins par prudence — les contre-révolutions ont toujours été aussi féroces que les révolutions, la Terreur blanche a fait autant de morts en 1794 que la Terreur tout court — mais aussi par incertitude sur ce qu'ils désiraient vraiment.
Cependant, le tissu social dans lequel chacun est faufilé se déchirait, ici et là. C'est qu'il était pourri ou qu'il avait perdu son élasticité. Il se reconstituera, il se reconstitue toujours, avec des institutions, des entreprises et des individus. Mais partout des fils ont cassé, des mailles ont filé, des accrocs se sont élargis. Jusqu'où craquera-t-il ? Personne ne le sait. Mais chacun sent bien que les fils s'entrecroisent et devront être renoués.
Alors, l'ouvrier en grève a protégé néanmoins les installations de l'usine qu'il occupait. L'employé en grève ne s'est pas réjoui en pensant : « La boîte est fichue. » Les étudiants en grève, plus insouciants parce qu'ils sont sans charges, sans foyer, sans enfants, et n'osent pas encore se demander ce que vaudra leur diplôme ou leur non-diplôme, ont cherché à organiser leur désordre.
Quelques suicidaires mis à part, la volonté de survie collective et individuelle s'est manifestée partout parmi les « révolutionnaires », si elle a paru déserter l'autre camp.
Mais pouvait-on parler de camps ? Jusqu'à ce que de Gaulle parle, jeudi, il n'y avait pas eu d'affrontements, de fureur, de haine dans les débuts de cette étrange révolution très civilisée. Sans doute était-ce. pour une bonne part, parce que la bourgeoisie avait ses fils, et eux seuls, sur les barricades. Avant de s'écrier : « Que l'on balaye cette racaille. . . ! » comme on l'aurait entendu s'il ne s'était agi que d'une révolte ouvrière, il fallait se demander qui l'on ramasserait dans le coup de balai. Trois enfants de ministres, au moins, se sont battus dans la rue. Le fils d'un baron du régime a mis sur le bureau de son père un pavé.
Mais entre les parents d'étudiants et la classe ouvrière, se situaient un nombre considérable de gens qui, simplement, étaient heureux. Le manque d'essence, de transports, d'argent, les inconvénients matériels pesaient moins lourd que le plaisir de retrouver l'ingéniosité et la coopération, d'échapper à l'accablante routine. Même les contraintes vestimentaires ont été rejetées, et il y aura un jour beaucoup à dire sur cette rage de s'enculotter qui s'est emparée des femmes, sur la disparition des cravates.
Le sentiment de respirer, l'espoir fou d'échapper à sa condition, l'espoir fondé de la changer, ce courant a eu, à Paris du moins, une vigueur à peine teintée d'inquiétude.
Le général de Gaulle a pris, le premier, le parti d'insulter ceux qui ne demandaient pas la mort physique du roi, mais seulement sa mort symbolique. Les camps, qui n'existaient pas, il les a créés. Personne ne peut souhaiter voir son pays livré à la guerre civile. Mais si l'on devait, un jour, s'entretuer, c'est lui qui aurait, de ses mains, tiré la première balle.
« L'acte rabote les ambiguïtés », lit-on sur un mur de la Sorbonne. De Gaulle a agi. On sait maintenant, et pour la première fois peut-être sans ambiguïté, quel est son camp.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express