La pierre de touche

Les gouvernements ne tiennent leur parole que quand ils y sont forcés ou que cela leur est avantageux. Napoléon l'a dit, qui s'y connaissait. Forcer le gouvernement de demain à couper avec les mœurs anciennes en matière d'information télévisée, seule l'opinion publique en aurait le pouvoir. Mais précisément parce qu'elle a été mal informée — ou, si l'on préfère, mal formée, faute d'avoir jamais bénéficié d'une télévision libre — elle n'y voit pas clairement son intérêt.

Une partie du public voudrait que la télévision soit annexée à ses goûts. Est bon ce qui me plaît. Est objectif ce qui va dans mon sens. Une autre craint d'avoir à découvrir qu'il y a plusieurs manières d'appréhender les choses et de voir ainsi de confortables certitudes s'ébranler. Pourtant, c'est cela, la démocratie. Non pas l'adhésion unanime, mais la coexistence et le respect des diversités d'opinions et de mœurs.

Convaincre le gouvernement qu'il peut lui être avantageux de créer les conditions de la liberté est peut-être une entreprise moins désespérée que de chercher à l'y forcer. Le sort fait à l'information est la pierre de touche d'un régime. Si elle a été tenue en lisière, depuis tant d'années, sur le petit écran, c'est peut-être, avant tout, parce que la télévision fait peur à la façon d'un animal sauvage fraîchement capturé. Personne ne sait au juste ce qu'il adviendrait si on le laissait aller sans laisse ni muselière. Alors, à tout hasard, on le tient captif.

Mais c'est une erreur de croire que l'on peut maintenir l'information en état de semi-liberté. Ou, comme dans les dictatures, on la contrôle complètement, et la censure s'exerce sur tous les moyens de communication — radio, presse, livres, films. Ou on ne la contrôle pas du tout. La censure... On ne met pas les esprits aux fers. Mais une chose est de penser seul, de savoir seul, une autre de se découvrir en communion d'idées avec une fraction assez large de personnes. Dans la Rome antique, il était interdit aux esclaves de porter le signe distinctif de leur état pour qu'ils ne prennent pas conscience de leur nombre. Dans l'a Chine d'aujourd'hui, personne ne sait que les Américains ont frôlé la Lune.

L'exploit pourrait troubler l'image commode du tigre de papier. Quand le contrôle de l'information est total, il est efficace parce qu'il isole et empêche la contradiction de coaguler. Quand il s'exerce, comme c'est le cas en France, sur un seul des moyens de communication, fût-il le plus puissant, il aboutit surtout à créer une irritation permanente, un esprit de méfiance qui finit, d'ailleurs, par être injuste. Des intentions sont décelées partout, même là où elles sont absentes. Tout ce qui pourrait utilement être dit ou montré par les pouvoirs publics, non à des fins de propagande, mais dans un souci réel d'information, est entaché de suspicion et durcit la résistance. De surcroît, comme il ne s'agit pas, dans le cadre de l'O.r.t.f., d'une censure organique systématisée, pensée avec intelligence — on peut aussi avoir l'intelligence du mal — elle est sans cesse biaisée. Peut-être se souvient-on d'un reportage sur la région du Nord.

Des adolescents en chômage étaient interrogés. Leur visage, leurs réponses, ce qui apparaissait de l'absence de formation professionnelle dont ils étaient victimes, le spectacle qu'ils offraient constituait un réquisitoire plus troublant que n'importe quel discours politique. Non, il n'y a pas de semi-liberté dans l'information. C'est la formule la plus dangereuse pour le pouvoir. Danger pour danger, que risquerait-on à essayer la liberté ? Sans doute faut-il d'abord définir ce qu'elle est, et comment y parvenir. On évoque parfois, à propos du statut qui devrait être celui de l'O.r.t.f., celui qui préserve l'indépendance et l'objectivité de l'A.f.p., l'Agence France-Presse, qui n'a rien à envier aux agences étrangères privées. La comparaison est boiteuse, pour deux raisons majeures : l'A.f.p. est en concurrence permanente avec lesdites agences étrangères. Elle ne détient pas le monopole de la diffusion des dépêches à partir desquelles tous les centres d'information sont alertés. Il est bien clair que si les téléspectateurs français pouvaient capter sur leur poste les chaînes de télévision étrangères, tout l'édifice de l'information orientée s'écroulerait.

L'autre raison est que l'A.f.p. est, en quelque sorte, et comme toutes les agences, un « grossiste ». Le matériel qu'elle fait parvenir aux journaux, aux radios, n'est pas destiné au public sous sa forme brute. Ses rédacteurs n'ont qu'une règle : l'exactitude des faits rapportés et une « couverture » complète de tous les événements, petits ou grands, de l'actualité. Mais ils n'ont pas à tenir compte de la sensibilité du public, de sa nature, de l'effet produit. Ils ne décident pas de la présentation qui sera donnée à ce qu'ils rapportent, pas plus que de la hiérarchie des événements. Sur un téléscripteur, la nouvelle de l'assassinat du président des Etats-Unis se présente exactement de la même façon et dans les mêmes caractères que la naissance de quadruplés en Indonésie ou le résultat du tiercé, précédée seulement du mot « Flash » ou « Bulletin ». Ce sont les journaux et les radios qui procèdent à la sélection, à l'amplification, au commentaire. En toute liberté.

C'est tout le problème d'une télévision libre que de procéder à cette sélection, à cette amplification, d'établir une hiérarchie, de fournir le commentaire non pas de façon impersonnelle, mais de telle sorte que les différents points de vue soient également mis en valeur. Et en toutes matières, car tout est politique. Même un spectacle de variétés. Même le choix d'une chanson. Même les propos qui accompagnent une rencontre sportive. Même une émission sur l'art, qui fait soudain toucher du doigt au spectateur l'ignorance où, jusque-là, sa condition l'a tenu. Ce que les télévisions belge, suisse, anglaise, américaine, allemande ont réussi — c'est-à-dire la non-ingérence du pouvoir — on ne voit pas pourquoi les Français en seraient incapables. Pourquoi nous ne saurions pas trouver, ici, les limites qu'impose à la provocation un instrument dont l'audience est aussi vaste et l'impact encore mal élucidé. Le libéralisme dont le nouveau chef de l'Etat voudrait faire la preuve, et qui, sans doute, est dans sa nature, trouverait, dans la liberté de l'information télévisée, sa plus éclatante manifestation. Et possiblement sa récompense. F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express