Gavés de côtes souillées et d'arbres arrachés, on attendait le bogue, le coeur lourd. Et pourtant, à l'aube du 1er janvier 2000, quelque chose avait basculé du côté de l'espérance
En un mot : ouf! Nous voilà tranquilles pour cent ans. Du moins du côté du millénaire. L'étonnant est que ces rafales de clichés battus en neige, cette tension, cette pression publicitaire, ce dévergondage verbal universel aient fini par produire une belle soirée où, des îles Samoa à la Californie en passant par chez nous, tout le monde était beau, tout le monde était gentil, on communiait. Allez savoir dans quoi, mais on communiait. On entendit même exprimer de la gratitude envers ceux, si nombreux, qui travaillaient cette nuit-là pour que les autres puissent réveillonner. Avec des millions de gens dans les rues, il n'y eut même pas d'incident grave, comme si une cohorte d'anges gardiens avaient déployé leurs ailes. Ebloui, on a été ébloui par la performance des milliers d'informaticiens qui à travers la planète sont parvenus à expulser tous les bogues potentiels de leur tanière. Peut-être quelques-uns, secondaires, vont-ils demain se manifester, mais enfin rien de grave ne s'est produit, aucun missile ne s'est envolé, aucun train, aucun avion n'en a catapulté un autre, aucun ascenseur ne s'est écrasé. Bogue flop. Et devant cet exploit technique on retrouve confiance dans le génie des hommes. Ils sont capables de tout. Seules les fureurs du ciel demeurent indomptables. Il reste nombre d'illuminés pour les attribuer à la colère de Dieu, irrité par Ses créatures. Mais il y a trente siècles que cette colère est annoncée, datée, programmée, la représentation toujours retardée. Un ouvrage épatant, «Apocalypses et millénarismes», d'Eugen Weber, fort érudit, relate comment la croyance en la fin du monde, l'apocalypse, la parousie, le Jugement dernier, a traversé tous les temps et habite encore le nôtre. Mais voilà une fois de plus les prophètes floués. Ce ne fut que la fin, déchirante, de 270millions d'arbres, l'occasion de jours pénibles pour quelques millions de personnes, et une poignée d'heures où l'on a craint le pire, c'est-à-dire le ridicule, quand l'horodateur de la tour Eiffel s'est éteint. Ce qui risquait de faire rire de nous d'un gros rire mondial. L'horreur fut conjurée, on put se goberger de feux d'artifice, ces éjaculations triomphantes si réjouissantes, à Sydney, à Londres, à Rio. Il flottait dans l'air de la gaieté, du contentement. Pendant une semaine, gavés de côtes souillées, de pylônes arrachés, avec le bogue pour horizon, on avait plutôt le cœur lourd. A l'aube du 1er janvier 2000, quelque chose avait basculé du côté de l'espérance. Lionel Jospin a déploré que la presse le prenne pour un protestant rigide et ne lui fasse jamais crédit de ce qui va bien. En somme, comme tout le monde, le Premier ministre a besoin de caresses. En ce moment propice de l'année, on lui en donnera volontiers une brassée. Car c'est un foutu métier que le sien. Et il le fait très bien. Jorge Semprun est, on le sait, un acteur de son temps, avec un regard large sur l'histoire. La Cinquième lui a demandé de commenter ce siècle clos, il n'était pas le plus mal placé. Il a laissé son interrogateur médusé. Commentant cette émission, l'éditorialiste d'un journal estimé s'est étonné que Jorge Semprun se fasse ? je cite ? «l'apôtre inattendu de l'économie de marché» . Faire la leçon à gauche à Semprun, c'est assez cocasse. Bourdieu aura encore frappé. Un père non identifié, une mère exigeant qu'il fût à la fois Mozart, Tolstoï et Don Juan, juif, ce qui n'a jamais facilité la vie de personne, tout cela a donné un romancier français réputé, Romain Gary. Aviateur intrépide pendant la guerre, compagnon de la Libération, diplomate lucide et avisé, auteur d'une magnifique «Education européenne» qui lui donna la célébrité, prix Goncourt avec «les Racines du ciel», Romain Gary traînait la hantise de ne pas exister. Alors il se donna «re-naissance». Il publia sous un faux nom, Emile Ajar, un roman intitulé «la Vie devant soi», qui lui valut un nouveau Goncourt sans que la véritable identité de l'auteur ait été révélée. Ajar devint célèbre. Et il se passa ceci que Gary en tomba jaloux. Jaloux de son double. Le public mondial le fêtait, les intellectuels, toujours haineux devant le succès d'un autre, le snobaient mais il s'en foutait, Gary, il disait : «Si le monde savait que je suis Gary plus Ajar, j'aurais le Nobel.» Dédoublé, auteur d'un exploit sans précédent, il était doublement paumé. Autrefois couvert de femmes, il l'était un peu moins. Il avait eu ce mot superbe : «On croit que tant d'amour [celui de sa mère] peut se retrouver. Après, on mange froid.» Alors, à 66 ans, il se tira une balle dans la tête, laissant une lettre où il dénonçait son imposture, et déclarant : «Je me suis bien amusé.» Ultime mensonge. Nul ne s'est moins «amusé» que ce fils de personne («Un siècle d'écrivains»). F. G.
Jeudi, janvier 6, 2000
Le Nouvel Observateur