La Nouvelle Vague et la politique

Suite de la présentation de l'enquête sur la Nouvelle Vague. Aborde les rapports de la jeunesse avec les problèmes politiques. Une volonté forte de réforme anime cette jeunesse.
La première partie de l'enquête sur la « Nouvelle Vague » situait la jeunesse française par rapport à sa vie personnelle et professionnelle (voir le précédent numéro de L'Express). La seconde, que nous publions aujourd'hui en une nouvelle série de 9 tableaux, la situe par rapport à la vie politique et nationale.
La Nouvelle Vague, rappelons-le, c'est toute la jeunesse du pays, c'est-à-dire 10 695 000 Français, garçons et filles, âgés de 15 à 29 ans et appartenant à toutes les catégories socio-professionnelles.
Que pense cette jeunesse ? Que veut-elle ? Que refuse-t-elle ?
C'est ce que révèle cette enquête à laquelle ont collaboré d'une part les 180 enquêteurs de l'Ifop, d'autre part une équipe constituée par L'Express et dirigée par Marie-France Chevrillon. Elle a été réalisée de la façon suivante : une série de questions ont été posées, à travers tout le territoire, par les enquêteurs de l'Ifop, à un échantillon représentatif de toute la population française âgée de 15 à 29 ans. A partir de ces méthodes, désormais éprouvées, l'Ifop nous a fourni les chiffres et les pourcentages que nous publions ici.
D'autre part, cette même série de questions a été posée au cours d'interviews dites « non directives », elle a été publiée par L'Express et largement diffusée à travers la France, touchant à la fois nos lecteurs dans cette tranche d'âge (620 000) et ceux qui ne le sont pas. En nous répondant, ils ont développé le sens de leurs réponses et ont apporté toutes les nuances qui permettent d'éclairer les chiffres.
Enfin, et pour la première fois dans l'histoire des enquêtes de cette nature, L'Express peut apporter un élément d'information capital : la différence entre l'état d'esprit, les opinions, les sentiments de la Nouvelle Vague 1968-1969 et la Nouvelle Vague 1957, que nous avions interrogée dans les mêmes conditions. Il va de soi que la jeunesse n'est pas homogène. Que ses minorités peuvent jouer, dans la vie du pays, un rôle aussi important que ses majorités et qu'il ne faut jamais l'oublier, quand on cherche à interpréter des chiffres. Mais ces chiffres n'en sont pas moins significatifs de l'humus dans lequel les minorités se développent ou, au contraire, s'étiolent.
Voici donc l'image de la jeunesse française, saisie objectivement dans sa totalité et dans sa réalité, aujourd'hui.
L'Algérie a évidemment disparu du tableau. Le prestige national apparaissait déjà très faiblement en 1957. La stabilité gouvernementale ne fait plus problème que pour un très petit nombre. C'est la situation économique sous ses divers aspects qui prend la tête des problèmes d'ordre national.
Sur l'ensemble des problèmes évoqués, il faut savoir que les réactions de la Nouvelle Vague sont assez précisément les mêmes que celles de l'ensemble des 30-40 ans, également interrogés à ce sujet. C'est une remarque importante. Les Français commencent à découvrir l'économie.
Même le problème universitaire — qui est relativement peu évoqué — l'agitation de la jeunesse, vient loin derrière les problèmes économiques, qui sont abordés de plusieurs façons. Le problème le plus important, c'est :
► Enrayer dans le plus bref délai la hausse des prix afin de ne pas diminuer le pouvoir d'achat des moins favorisés.
(Technicien des Ponts et chaussées.)
► La résorption du chômage par le développement de l'économie. (Etudiante secrétariat de direction.)
► Réagir contre la menace inflationniste afin de faire repartir l'économie sur des bases saines. (Etudiant en droit.)
► Salaires, niveau de vie, chômage.
(Ouvrier.)
Les ouvriers parlent le plus souvent en termes de salaires et de chômage éventuel.
Dans un certain nombre de réponses recueillies parmi les ouvriers, revient en leitmotiv : « Il y a trop d'étrangers... » La plupart disent la nécessité pour la France de se moderniser, de rénover ses structures, de renoncer à une politique de « fausse grandeur ». Ce thème est souvent développé. On critique le nationalisme, le chauvinisme que l'on croit observer en France. Le problème le plus important ?
► Oublier son passé, oublier qu'elle est la France et s'intégrer à l'Europe.
(Etudiant en sciences éco.)
► Assurer le plus rapidement mais aussi le plus harmonieusement possible le passage d'un pays de paysans à un pays industriel. (Etudiant en droit.)
► Se mettre à l'heure mondiale en luttant contre le chauvinisme trop fréquent en France. (Professeur de physique.)
► Le passage de la France du XIXe siècle au XXe siècle accompagné d'un changement de régime. (Etudiant.)
► Se défaire du nationalisme. On en a marre des discours bleu horizon et des claquements de drapeau. Dans un domaine plus pratique, améliorer les communications. Dans la vitesse de communication et d'échange repose la suprématie des grandes civilisations (Phéniciens, Romains, Aztèques, Américains). (Professeur stagiaire.)
► L'espèce de sous-développement culturel et politique dont l'O.r.t.f. et la tendance du régime actuel sont l'une des causes et des symptômes, l'irresponsabilité économique des travailleurs et de leurs syndicats lors des grèves, le militarisme et le nationalisme absurdes. (Etudiant.)
► Parvenir à une économie dynamique et compétitive. Les autres problèmes, sociaux, monétaires, sont subordonnés à celui-ci. (Institutrice.)
► L'industrie et le commerce manquent de punch, nos produits ne sont pas compétitifs, notre balance des échanges est déficitaire. Or exporter est capital.
(Futur chef de groupe de magasins.)
► S'intégrer résolument dans un monde moderne. (Agent d'exploitation des P.t.t.)
► Trouver une voie vers l'avenir de l'Europe économique, politique, qui pourrait avoir un rôle important envers les pays développés et sous-développés. (Artisan tourneur.)
► Changer totalement la gestion de certaines entreprises. Cela étant étroitement lié avec une réorganisation politique profonde des syndicats ouvriers. (Héliograveur.)
► Abandonner notre mentalité nationaliste. Former de vrais gestionnaires. (Etudiant E.s.c.)
► Prendre une place parmi les pays européens et non vouloir prendre la première en s'essoufflant, en dilapidant à droite à gauche de l'argent, des hommes, des idées. (Aide familiale.)
► Dépasser nos limites territoriales, nos prétentions nationalistes, et s'ouvrir aux autres nations. Savoir que la France fait partie d'un ensemble et n'a pas de « génie propre ». (Industriel.)
Certains sont pessimistes à ce sujet :
► La France pourra-t-elle ou non sortir de la médiocrité globale où elle s'enfonce de jour en jour? (Etudiant en lettres modernes.)
► La France est un vieux pays usé qui voudrait faire le 100 mètres avec Bob Hayes. (Electricité industrielle.)
► La France est un pays vieux, dirigé par des vieux, pensant vieux, vivant vieux. Elle n'est absolument pas de taille à rivaliser avec des pays (Suède, Etats-Unis) qui ont compris que le passé n'était pas la pierre philosophale. (Professeur.)
► La France n'a plus de problème important : un avion qui a perdu ses deux ailes n'a plus de problème. Il tombe et son sort est connu. (Ingénieur en organisation.)
Dans toutes les catégories, mais dans une proportion que ce sondage ne permet pas d'indiquer, on assure que le problème le plus important pour la France est de « se débarrasser du général de Gaulle ».
On cite encore l'enseignement :
► L'adaptation de l'enseignement et de la formation professionnelle à la vie active ultérieure. (Comptable.)
► Les écoles, primaires, secondaires, supérieures. La réforme est un début mais pas complète. (Monteur câbleur électricien.)
► Le problème universitaire, parce qu'il n'est que le reflet de tous les autres.
(Officier d'activé.)
La décentralisation :
► Combattre le gigantisme de Paris et rendre sa force à la province. (Etudiant mathématiques pures.)
La régionalisation :
► Tout peut sortir de là, soit une nouvelle duperie bénie par le référendum, soit la plus merveilleuse vie donnée à la participation. (Agent des douanes.)
La constitution d'une nouvelle force politique :
► Trouver une gauche cohérente qui puisse édifier un socialisme valable. (Employé de banque.)
► Trouver une voie idéologique. Il règne une incertitude politique qui freine le système. (Employé de commerce.)
► Constituer de nouvelles forces politiques totalement rénovées, et échappant le plus possible à l'emprise du déterminisme que font peser les anciennes structures politiques : partis et mêmes idéologies, syndicats aussi. (Etudiant.)
► La formation d'une élite politique de gauche formée de jeunes socialistes et de jeunes communistes progressistes ayant renoncé à tout traditionalisme. L'efficacité et le réalisme doivent être leur mot d'ordre. (Manœuvre.)
Quel que soit le but que l'on assigne à l'« efficacité », c'est une notion qui a fait son entrée dans l'esprit des jeunes Français et qui paraît très généralement incompatible avec le nationalisme, la crispation sur le passé et sur une grandeur jugée défunte.

Les gens comme vous peuvent-ils avoir une influence sur les destinées de la France, ou, au contraire, avez-vous le sentiment d'être à la merci des événements ?

On retrouve ici, par la comparaison avec les résultats de 1957, un peu plus d'optimisme et de confiance quant au pouvoir de la génération montante sur les destinées du pays.
Cet optimisme n'est pas général, loin de là, et les filles restent plus pessimistes que les garçons.
Les agriculteurs sont les moins nombreux à s'attribuer de l'influence (18 %). Les ouvriers sont sensiblement plus nombreux (32 %). Plus nombreux encore les employés et cadres moyens (38 %), puis les cadres supérieurs et professions libérales (40 %).
La catégorie étudiants n'a pu être isolée numériquement par l'Ifop. Leurs réponses semblent prouver, comme on pouvait s'y attendre, qu'ils se jugent influents.
► Il n'y a qu'à regarder les événements de mai. Ce sont les étudiants, puis les ouvriers qui ont fait prendre conscience au gouvernement des réformes qu'il devait accomplir. (Etudiant, 20 ans.)
► Je n'ai pas le sentiment d'être un être chétif face à un destin inéluctable. (Etudiant en droit, 19 ans.)
► Nous avions le sentiment d'être passifs avant mai. Après, j'ai pris personnellement conscience de ma capacité humaine. (Etudiant préparation H.e.c, 18 ans.)
► Mon influence est à mon échelle, minuscule, mais c'est la mienne. Influence sur quoi ? Sur l'esprit des gens qui sont autour de moi : sur les chantiers, à l'école, au bureau, dans mon quartier, dans ma famille. (Etudiant en architecture, 20 ans.)
► Je suis une goutte d'eau qui peut faire déborder le vase. (Etudiant, 24 ans.)
Parmi les autres catégories, le sentiment de pouvoir agir s'exprime ainsi :
► Des jeunes de mon âge, il y en a des centaines de milliers. (Typographe.)
► Une chose comme la révolution de mai vous pousse à changer d'avis. On peut être un gramme de plus dans la balance. (Contractuelle aux Finances.)
► L'influence peut se trouver dans le milieu social, familial et chrétien, par exemple dans la vie de tous les jours. (Agent technique électronicien.)
► Dans mon travail, sur ma famille et mes amis... Sur ma femme... (Coiffeur.)
► Les gens comme moi, en l'occurrence « les jeunes cadres », ont une influence indiscutable dans la mesure où c'est de leur réussite ou de leur échec que dépendra l'adaptation économique de la France. (Acheteur gestionnaire.)
► En se serrant les coudes avec d'autres nous pourrons beaucoup. (Agent technique d'élevage.)
Le sentiment d'impuissance est exprimé sous des formes diverses :
► J'ai le sentiment profond d'être à la merci de 70 % d'imbéciles. (Normale sup.)
► Je fais partie de la piétaille qu'on piétine. (Fonctionnaire P.t.t.)
► Une seule personne a de l'influence sur les destinées de la France : le général de Gaulle, et j'ai le sentiment d'être à la merci des événements, hélas ! (Enseignante.)
► A la merci, car la participation n'est qu'une vaste fumisterie. (Régleur sur machines.)
► A la merci, faute de syndicats cohérents et agissants en agriculture. (Epouse d'agriculteur.)
► A part vous, qui voulez-vous qui prenne au sérieux les revendications d'une petite institutrice isolée? (Institutrice remplaçante.)
► Vu ma situation et mon instruction, je me sens à la merci des événements. (Entrepreneur en électricité.)
► Comment voulez-vous que j'aie une influence ? (Commerçant.)
C'est précisément la question complémentaire qui a été posée à ceux qui estiment avoir une influence. Ils répondent ainsi :
En votant 7 %
En s'engageant politiquement 5 %
En se groupant 3 %
Grâce aux jeunes 3 %
En se syndiquant 2 %
En manifestant et en revendiquant comme en mai 1968 2 %
En éduquant les enfants 1 %
Par le travail 1 %
Réponses diverses 2 %
Ne disent pas comment 6 %
= 32 %
Le vote arrive en tête, mais son efficacité est niée par les étudiants :
► C'est nul. De la farce. (Prép. H.e.c.)
► Pour l'instant, le seul moyen d'influence, c'est le refus radical du monde bourgeois, la critique permanente mais pas gratuite. (Etudiant en sociologie.)
Mais dans l'ensemble et contradictoirement, les moins de 21 ans réclament âprement le droit de vote.
L'action syndicale est évoquée dans ces termes :
► C'est par mon action au sein de mon syndicat (le Centre des jeunes agriculteurs) que je veux influer sur les destinées du pays, à travers une amélioration des structures de notre profession. (Propriétaire fermier.)
► Je peux influer de façon très modeste mais certaine par mon action syndicale, mes idées. (Tourneur.)
► Je peux avoir de l'influence car je milite à la C.f.d.t. et à l'U.d.s.m. En défendant mes idées et en les faisant connaître. (Employé de banque.)
Le recours à la violence est parfois évoqué par les étudiants, mais par eux seulement :
► Il n'y a que la violence qui soit efficace. Le seul moyen, c'est la révolution, l'anarchie. Napoléon, Lénine, Mao Tsé-toung, tous ces gens sont arrivés à ce qu'ils voulaient par des coups d'Etat. (Etudiante, 18 ans, Poitiers.)
► C'est malheureux à dire, mais la violence est le seul moyen de se faire entendre. (Etudiante en lettres, Paris.)
Mais elle est parfois entendue autrement :
► Je peux avoir de l'influence en m'opposant au fascisme qui se fait jour actuellement dans nos universités, en essayant de faire respecter certains idéaux bêtes comme la liberté de presse et d'expression, comme les libertés sociales, individuelles et humaines. Comment ? En joignant un mouvement de masse correspondant à mes vues, en répondant, s'il le faut, à la violence par la violence. (Etudiant en médecine-psychologie, 20 ans, Levallois.)
► Pas de barricades : non, vous en seriez trop contents, vous, les capitalistes. Quelle influence ? Sur les masses. (Technicien célibataire.)
Mai-juin ont apporté à beaucoup le sentiment que seules l'agitation, la révolte, les manifestations permettent de se faire entendre des pouvoirs. Mais, en même temps, on les apprécie médiocrement.
L'impression la plus nette qui se dégage de cette consultation : on ne peut rien faire tout seul, on peut faire en rejoignant la masse ou en l'influençant. Mais ces moyens d'influence restent flous.
Les jeunes Français (comme leurs aînés de 30-40 ans également consultés), tout en étant un peu plus nombreux qu'en 1957 à croire qu'ils peuvent avoir prise sur le destin du pays, ne trouvent pas cette prise.

La Nouvelle Vague est, comme la précédente, violemment critique, mais avec des variations intéressantes.
La liberté a perdu des points. C'est essentiellement l'O.r.t.f. (« l'abrutissement par l'O.r.t.f. », « l'infâme soupe télécommandée de l'O.r.t.f. ») qui semble en porter la responsabilité.
Mais l'ensemble tient au contraire la liberté pour ce qu'il y a de plus positif en France, ce qui recoupe le résultat des précédentes questions.
Les P.t.t., orgueil de la France, sont en chute libre. La S.n.c.f. également, sans que l'on sache, ici, s'il s'agit des services rendus aux usagers ou de l'entité S.n.c.f.
Les débouchés pour les jeunes : ça n'allait pas bien. Ça va mal. La prospérité : elle n'est pas satisfaisante. Néanmoins, elle allait « mal » pour une immense majorité en 1957 (87 %). Elle va sensiblement mieux (49 %).
Même remarque pour le logement : ça ne va pas bien, mais c'était pire. Il faut ici le rappeler : si l'on juge que le logement va encore « mal », on s'en est déclaré sensiblement moins privé.
Le régime, qui allait plus que mal en décembre 1957 de l'avis général (et qui ne fut pas défendu en mai 1958), reçoit sensiblement plus de critiques que d'approbations, mais dans la limite de 54 % par rapport à 90 % en 1957. La Nouvelle Vague se montre sur ce point plus hostile que les 30-40 ans, qui trouvent que le régime « va mal » dans une proportion de 49 %. Enfin, si la politique va mal pour la majorité, ce n'est plus, comme en 1957, une opinion quasi unanime.
Dans les commentaires apportés aux réponses, on cite, parmi ce qui va bien :
► L'existence d'une jeunesse consciente, qu'elle soit C.d.r. ou non. (Etudiant préparation H.e.c.)
► Le réveil des jeunes, bien que cela représente beaucoup de risque. (Secrétaire de direction.)
► La jeunesse qui ouvre les yeux sur ce qui se passe. (Typographe.)
► La jeunesse et le potentiel formidable d'idées nouvelles et révolutionnaires qui l'accompagne. C'est le seul atout pour l'avenir. (Ingénieur.)

Qu'est-ce qui va bien, qu'est-ce qui va mal en France ?

La même jeunesse, c'est aussi pour certains ce qui va mal :
► Tous ces contestataires (dans l'enseignement) qui refusent de travailler malgré les améliorations qui leur sont accordées. (Agriculteur.)
► Ce qui va mal, ce sont surtout les coups de pied qui se perdent et surtout ceux qui se sont perdus durant « les événements ». (Négociant.)
Mais ce son de cloche est sensiblement plus rare, même si l'espoir placé dans la jeunesse s'accompagne souvent d'exaspération devant « les perturbateurs ».
Et l'ensemble des réponses confirme une sensibilité très vive au retard de la France en matière d'équipement, au nationalisme « périmé », au refus de coopération dans le cadre de l'Europe.
Car on y revient souvent :
► La France est un immense asile de vieillards qui remâchent leurs souvenirs. (Etudiant, 21 ans.)
► Le conservatisme est à tous les niveaux. (Ingénieur en informatique, 24 ans.)
Pour certains, tout va mal :
► C'est un pays en chute libre. (Etudiante, Clermont-Ferrand.)
► Un moment, il y a eu la politique extérieure, il n'y a même plus cela. (Mère de famille.)
► Le franc est malade, les relations extérieures souffrent, les Français sont des veaux. (Tailleur chemisier.)
► L'énumération de ce qui va mal serait trop longue. (Ouvrier d'Etat.)
► Une politique étrangère de gauche, une politique intérieure de droite, alors que l'inverse serait plus conforme à nos intérêts. (Militaire.)
Quelques-uns mentionnent « la décomposition de la gauche », « l'inexistence et l'incapacité de l'opposition », « l'abrutissement des Français, du peuple » que l'on attribue « au tiercé, à Mireille Mathieu, à l'O.r.t.f. », et « l'autosatisfaction » des Français.

Croyez-vous que la société française se transformera dans l'avenir en société de forme socialiste ?

Un bon tiers des jeunes Français croient à cette transformation, ou l'espèrent. L'évolution des chiffres depuis 1957 n'est pas très instructive. Ceux qui l'espèrent l'imaginent à long terme, parce que les Français sont « trop individualistes », « trop petits-bourgeois ».
Les moins convaincus sont les employés et cadres moyens.
45 % n'y croient pas, contre 34 % parmi les cadres supérieurs et professions libérales.
Les ouvriers sont divisés en trois groupes presque égaux : ceux qui croient à l'avènement d'une société socialiste (35 %), ceux qui n'y croient pas (31 %), ceux qui ne savent pas (34 %).
Parmi les agriculteurs, la proportion d'indécis est trop forte (41 %) pour que les opinions des autres soient indicatives. Néanmoins, 37 % y croient.
Ceux qui n'y croient pas disent : « Non parce que... »
► Tout le monde y perdrait. La France évoluera plutôt vers une politique de négociations très élargies entre tous les partenaires en présence. (Ingénieur.)
► Ce serait contraire à la psychologie des Français. (Educateur spécialisé.)
► Le prolétariat français est bien trop conard, endormi, abruti par les curés. (Employé de commerce.)
► Incroyable en France. (Sténo-dactylo.)
► Les dirigeants du pays sont bien ancrés dans leurs places. Et comme nous sommes dirigés par la haute finance...
(Technicienne médicale.)
► Le Français a une sainte horreur de la communauté. (Agent d'exploitation des P.t.t.)
► L'électeur moyen a peur de l'aventure. (Instituteur.)
► Ce sera un socialisme... pas très socialiste. On ne peut faire du socialisme dans un pays où on est toujours mécontent pour une raison ou pour une autre. (Préparation Ena.)
► Je ne crois pas au Père Noël. Socialisme veut dire fraternité et même charité au moins dans son idéal. La nature de l'excellent petit Français est peut-être plus proche de celle du conquérant sans scrupules (pour l'augmentation mensuelle) que celle du « camarade socialiste ». (Directeur d'un laboratoire de recherches.)
Ceux qui le craignent :
► Tant que le socialisme aura le visage désuet de la F.g.d.s. replâtrée, celui rigide du P.c. totalitaire ou celui du penseur confus P.s.u., je ne le souhaite pas. (Etudiante 3e cycle mathématiques.)
► Je lutterai jusqu'au bout pour que la France reste un pays libre. (Profession libérale.)
Quelle forme aura ce socialisme dans l'esprit de ceux qui croient à son avènement ? La Nouvelle Vague semble bien persuadée que la France en inventera un ou se rapprochera de la Suède. Quelques ouvriers citent « le socialisme de l'U.R.S.S. », mais celui-ci ne semble ni souhaitable, ni nécessaire, ni même acceptable. Ce n'est pas un modèle dont on souhaite s'inspirer.
La Chine ? Pas question.
► Je n'échangerai pas un fascisme de droite pour un fascisme de gauche, un de Gaulle pour un Mao. (Etudiant.)
Cuba ? A peine question. Le socialisme à la suédoise a plus d'amateurs, parce que :
► Seul le socialisme suédois est en mesure de répondre à peu près à l'idéal de justice sociale tout en épousant les structures d'une société hautement industrialisée, en lui gardant son dynamisme. (Etudiant en droit.)
► Le seul possible. Les autres, ce ne serait pas une forme de progrès. (Héliograveur.)
► Le socialisme, je le souhaite de tout cœur. Il ne peut que se rapprocher du socialisme suédois. (Manœuvre.)
► ...Mais avant de trouver notre « Erlander » français, il coulera de l'eau sous les ponts. (Employé S.n.c.f.)
► ...Mais avec quelques variantes dues aux caractéristiques du caractère français. (Agriculteur.)
► ...Mais je préférerais un système plus marxiste. (Psychologue.)
► ...Avec des différences minimes dues au tempérament des Français. (Commerçant.)
► ...Mais adapté à la France. (Ouvrier coiffeur.)
► ...Mais plus joyeux, plus libre. (Ingénieur.)
► Il faudrait transplanter le côté de fête caractéristique de la révolution cubaine qui fait justement défaut au socialisme suédois, par ailleurs si acceptable par la majorité des Français. (Ingénieur chimiste.)
► Je me battrai pour un socialisme proprement français pour lutter contre toutes les formes d'asservissement. Si les Français refusent, j'espère qu'ils auront assez d'esprit pour éviter les modèles orientaux et pour introduire, à défaut de mieux, la fête cubaine dans l'ennui suédois (Etudiant.)
Une fois encore, le sentiment très vif de la spécificité française, d'un tempérament français jaloux de sa « liberté » apparaît.
Dès qu'il est question de liberté, les Français retombent d'accord pour protéger « les libertés », pour être très peu nombreux à penser que les sociétés socialistes existantes, Suède mise à part, créent les conditions de la liberté.

Y a t-il quelque chose pour laquelle vous risqueriez votre vie ?

La morale du sacrifice aurait-elle retrouvé un peu de lustre, depuis 1957 ?
La Nouvelle Vague semble plus déterminée que la précédente à risquer sa vie, et les filles un peu plus que les garçons.
Il est vrai qu'elle en a moins l'occasion (1957, c'était la guerre d'Algérie), et qu'il s'agit donc d'une idée plus abstraite. Personne ne risque effectivement sa vie, aujourd'hui, en France.
Au fur et à mesure que l'on avance vers 29 ans, on est plus prêt au sacrifice.
De 15 à 19 ans : 52 %.
De 25 à 29 ans : 68 %.
Qu'est-ce qui mérite un tel risque ?
La famille 52 %
Défendre son pays 20 %
Changer la société 10 %
Accomplir un exploit 5,%
Défendre la société actuelle 4 %
Autre chose 6 %
Mais risquer sa vie pour sa femme, pour son mari, pour ses enfants, pour ceux que l'on aime, c'est le sacrifice « égoïste » en quelque sorte. Le pays, lui, ne trouve pas beaucoup de héros en puissance. Mais il n'est pas menacé.
Pour changer la société, 10 % se disent prêts à risquer leur vie. C'est beaucoup, en face des 4 % prêts, eux, à se sacrifier pour la défendre.
Mais beaucoup remarquent qu'ils ne pourront répondre qu'en face d'une situation concrète. Il y a un refus net devant l'héroïsme dit « inutile ».
Si certains se disent prêts à risquer leur vie « pour une idée », « pour un idéal politique », « pour l'écrasement du communisme abusif » ou au contraire « pour la venue du communisme », « pour le socialisme », c'est précisément « pour une idée » qu'il semble dérisoire, au plus grand nombre, de se faire tuer.
► La plupart des « nobles causes » pour lesquelles les hommes ont donné leur vie n'en étaient pas. (Chef de clinique.)
► Certainement pas pour prouver que tel ou tel régime est meilleur qu'un autre. (Cadre administratif.)
► Mourir pour une idéologie ? Allons donc. Fini. (Agriculteur.)
► L'homme n'est jamais plus cruel que lorsqu'il se bat pour des idées. C'est en leur nom que les pires massacres ont eu lieu. Et je n'ai de respect que pour la vie. (Agronome.)
Ce n'est pas telle ou telle forme de société, de régime, que l'on se voit prêt à défendre au risque de sa vie, mais, on y revient, la « liberté ». Celle que l'on a et non celle que les idéologies promettent :
► Au risque de vous paraître idiot, je crois que je serais prêt à mourir pour la liberté, que ce soit ma liberté personnelle, religieuse ou politique, au sein de mon pays. (Lycéen, 17 ans.)
► Une atteinte à la liberté des individus (dictature, fascisme) ou à la liberté du pays est le cas précis où je risquerais ma vie. (Ingénieur.)
► Pour défendre ma liberté et celle de mes concitoyens. (Médecin.)
► Pour mon pays, depuis que j'ai assisté à la prise de Prague par les Russes.
(Documentaliste.)
► Pour défendre la liberté de mon pays et de mes concitoyens, que je trouve bêtes mais bonnes gens. (Négociant.)
► Si un régime de quelque origine s'installe dans ce pays en employant la force et la délation pour subsister. (Ingénieur agricole.)
Dans les réponses à cette question, la Nouvelle Vague réagit de manière analogue à la classe des 30-40 ans et révèle une fois de plus comment, aujourd'hui, en ce moment, le « mal » est conçu : c'est l'atteinte à la liberté humaine et individuelle.
Cet individualisme s'exprime également dans la façon dont est conçu l'« idéal », que l'on se représente le plus souvent comme un accomplissement, une vie harmonieuse, équilibrée, ou un dépassement de soi, pour être content de soi.
Les étudiants sont nombreux à contester qu'un « idéal » soit nécessaire pour vivre, et préfèrent parler de « but à atteindre ».

Etes-vous d'accord ou pas avec l'opinion suivante : la compétition stimule les qualités humaines et elle est un facteur de progrès humain ?

Cette question n'avait pas été posée en 1957. L'ancienne Nouvelle Vague interrogée aujourd'hui (les 30-40 ans) est plus nombreuse (73 %) à tenir la compétition pour un facteur de progrès.
C'est, nettement, parmi les étudiants et les femmes de toutes catégories que l'on repousse le plus rigoureusement l'idée de compétition pour lui préférer celle de coopération ou de solidarité.
Parmi les autres catégories, les agriculteurs sont les moins favorables à la compétition (52 %).
Cadres supérieurs, employés et cadres moyens le sont largement (77 et 78 %).
Les ouvriers (64 %).
L'adhésion est parfois sans réserve :
► J'y souscris pleinement. Pas de compétition, pas de société. (Lycéen, 15 ans 1/2.)
► J'y souscris tellement que je le crie à chaque fois que je le peux. (Concepteur de publicité.)
► Absolument. Sans compétition, l'homme devient amorphe. La compétition est inscrite dans sa nature et dans l'univers vivant en général. L'homme peut l'accepter ou la refuser et manifestera ainsi sa solidarité avec l'évolution ou le refus de celle-ci, donc de lui-même. Il est le premier être vivant à avoir cette liberté. (Ingénieur de recherches en géologie.)
► Absolument, mais l'opinion française ne souscrit pas assez à cette théorie. (Conducteur d'appareil.)
► Oh, oui ! Le manque de compétition est le défaut du système socialiste et des administrations. (Analyste programmeur.)
► La compétition est indispensable. Sinon, on s'enlise dans sa petite satisfaction personnelle. Qu'il s'agisse d'un individu, d'une société ou d'un pays, cela me parait également valable. (Secrétaire bilingue.)
► Je souscris à cette opinion, mais ceux qui détiennent les pouvoirs compétitifs ont tous plus de 29 ans. (Employé S.n.c.f.)
► C'est aussi vrai que l'histoire de la carotte et de l'âne. La carotte ne doit pas être placée trop loin de la tête de l'âne. (Directeur de laboratoire de recherches.)
Mais un grand nombre tiennent à nuancer leur adhésion de réserves :
► Oui, mais elle ne doit pas prendre le caractère âpre et cruel qu'elle revêt actuellement. (Etudiant en droit.)
à l'excès absurde dans le plus pur style Ena. (Etudiant préparation H.e.c.)
► Oui, si la compétition n'est pas à base d'argent. (Lycéenne.)
► Oui, c'est dommage. (Gérante de cantine — ouvrier coiffeur — ouvrier — secrétaire.)
► Oui, à condition de ne pas avoir un but lucratif. (Inspecteur des impôts.)
► Oui, si ce genre de phrase ne sert pas d'alibi à des théories darwiniennes. Compétition n'est pas écrasement de l'adversaire mais sa reconnaissance comme capable de lutter. (Psychologue.)
► Sans aucun doute, à condition qu'au départ elle offre à chacun les mêmes chances de réussir. (Sous-bibliothécaire.)
► Oui, mais ceux qui détiennent les pouvoirs compétitifs ont tous plus de 29 ans. En France, les industriels manquent de « punch », de cette capacité à se renouveler que possèdent les Américains. (Employé S.n.c.f.)
► Cette formule a depuis longtemps prouvé son authenticité, mais la morale, bien sûr, y perd quelque peu ses droits. (Ingénieur agronome.)
► Oui, à condition de ne pas nuire à autrui. (Dieséliste.)
► Oui, mais il ne faut pas en faire un système à créer des résidus de la sélection. (Mécanicien d'engin de chantier.)
► La compétition stimule certaines qualités humaines, elle en anéantît bien d'autres. (Laborantin parfumeur.)
On souligne largement que l'on tient la compétition pour un facteur de progrès économique mais non de progrès humain. Rares sont ceux qui remarquent :
► Facteur indispensable de progrès économique. Et aucun progrès humain n'est imaginable sans progrès économique. Je suis parfois effrayé de l'ignorance où sont les Français de cette vérité majeure. (Professeur.)
Parmi ceux qui se déclarent hostiles à la compétition, les arguments sont les suivants :
► La compétition stimule en effet les qualités bourgeoises et est donc un facteur d'avancement du capitalisme, donc un facteur de pourrissement de la société.
(Etudiant chercheur.)
► La compétition stimule l'égoïsme et l'individualisme. (Professeur.)
► C'est un alibi social à la volonté de puissance. (Psychologue.)
► C'est une source essentielle de nos malheurs, même si elle explique historiquement le progrès technique. (Enquêtrice.)
► Facteur de progrès inhumain, parasite, négatif. (Publicitaire.)
► Elle transforme l'homme en loup pour son voisin. (Professeur.)
► Pour les imbéciles, peut-être. Une fois, j'ai failli me faire écraser par un compétiteur qui compétait trop bien. Je n'ai pas une vocation d'écraseur. (Agronome.)
► Dans la société capitaliste, c'est un fléau social. En régime socialiste c'est une joie de vivre, car les conséquences, les bienfaits ne s'en font pas attendre.
(Technicien électronique.)
► Elle stimule l'orgueil, la vanité, l'égoïsme, la fermeture aux autres. Elle tend à éliminer les faibles, les improductifs. (Institutrice.)
► Une constante rivalité rend égoïste et insatiable alors que la solidarité, le travail en commun, apportent et enrichissent beaucoup plus. (Secrétaire auxiliaire de l'Education nationale.)
► Quand on est pion dans une usine à robots, la compétition, vous savez... Et le progrès humain... Quel progrès humain ? (Fonctionnaire P.t.t.)
Dans l'ensemble, il faut, semble-t-il, nuancer le chiffre important d'adhésions au principe de la compétition stimulante. On pourrait dire que la Nouvelle Vague se résigne à sa nécessité plus qu'elle ne se sent avide de la soutenir.

La faveur générale va aux hommes de science.
Ce que l'on attend essentiellement de la science, c'est à la fois l'amélioration des conditions de la vie et le prolongement de sa durée. Cela éclaire la façon dont, pour finir, on conçoit le progrès.
► Ce ne sont pas les hommes politiques qui changent notre vie, mais ceux qui inventent le téléphone ou l'avion, et peut-être ceux qui greffent des cœurs. (Institutrice.)
Enseignants et éducateurs peuvent, pense-t-on, contribuer au progrès. Les 30-40 ans y croient plus (66 %) que, la Nouvelle Vague, mais celle-ci continue dans une large proportion à le penser.
Il est assez remarquable que les hommes politiques ne soient cités que par 40 % des jeunes (les 30-40 ans comptent encore moins sur eux : 36 %).
Les autres ne semblent donc pas établir de lien entre la science, l'éducation et l'enseignement — et le fait que les hommes politiques disposent du pouvoir. Ceux qui en ont conscience observent au contraire que, quelle que soit l'importance de tous les autres éléments, « tout dépend de la politique », et qu'il y a, en tout cas, interdépendance :
► Ce sont les hommes de science qui ont contribué au succès d'Apollo 8. Mais c'est Kennedy qui en a donné le goût aux Américains. Ce sont les enseignants qui ont formé ces hommes. (Employé de banque.)
► Les hommes de science sont tributaires des hommes politiques, eux-mêmes régissent les militaires, les économistes, les enseignants, et, en fait, tous les citoyens. (Commerçant.)
Les citoyens passent pour avoir autant de poids que les hommes politiques, en particulier parmi les étudiants. Mais quelques personnes remarquent :
► La plupart des citoyens ne peuvent contribuer au progrès puisque — et je ne parle que des pays développés — eux- mêmes ne sont pas capables d'assimiler les connaissances actuelles. (Institutrice.)
A propos des citoyens, quelques-uns insistent sur la contribution qu'une bonne information apporterait au progrès. Ce sont souvent les mêmes qui placent en bonne position les économistes. Les militaires ne sont pas seulement mal cotés, ils provoquent une hostilité véhémente :
► Les militaires, jamais, au grand jamais.
(Publicitaire.)
► La plaie de l'humanité. (Ingénieur.)
► Tous peuvent contribuer aux progrès, sauf les militaires, mais ils existent ! (Chef d'équipe en bâtiment.)
► Tous peuvent contribuer au progrès.
Et les quelques militaires de carrière qui répondent sont apparemment sensibles à cette hostilité, tout en assurant qu'ils ne la méritent pas.
Les prêtres ont une cote un peu meilleure. Meilleure chez les filles que chez les garçons. Mais on les met souvent dans le même sac que les militaires.
► Les militaires et les prêtres sont la cause de tous les maux de l'humanité. (Ingénieur.)
► L'Eglise n'a plus aucun sens. (Cadre administratif.)
► Le principal facteur de régression de l'humanité. (Professeur.)
Il y a cependant plus d'indifférence à l'égard des prêtres de toutes religions que d'hostilité. Et certains remarquent :
► Il y a bien les prêtres révolutionnaires, mais ce ne sont déjà plus des prêtres. (Institutrice.)
► Les prêtres, oui, s'ils étaient ceux d'Amérique latine. (Assistant en parasitologie.)
En recoupant l'ensemble de ces résultats avec ceux de la question : « Vous sentez-vous à la merci des événements ? », il apparaît, comme on pouvait s'y attendre, que plus on se croit en mesure de maîtriser ou d'influencer les événements, plus on pense que toutes les catégories participent au progrès de l'humanité.

Espoir ou inquiétude pour l'évolution de la société française : la Nouvelle Vague semble franchement partagée à ce sujet. Parmi les 30-40 ans, l'inquiétude (51 %) l'emporte nettement sur l'espoir (34 %) ; parmi les 15-29 ans, ce sont les filles qui augmentent le nombre des inquiets. Les garçons sont à jeu.
Par catégories socio-professionnelles :
— les agriculteurs sont les plus nombreux à ne savoir que penser (26 %) ;
— les cadres supérieurs, professions libérales et les ouvriers ont des réactions presque identiques. L'inquiétude l'emporte nettement sur l'espoir.

Des raisons d'espérer :
Agriculteurs 26 %
Cadres sup., profess. libérales 40 %
Ouvriers 40 %
Employés, cadres moyens 44 %

Des raisons d'être inquiet :
Agriculteurs 48 %
Cadres sup., profess. libérales 54 %
Ouvriers 52 %
Employés, cadres moyens 48 %

C'est parmi les employés et les cadres moyens, catégorie sociale qui ressent le plus vivement les contraintes dans le travail, que l'espoir balance le mieux l'inquiétude.
L'espoir, quand il est exprimé, se fonde sur l'idée que cette crise a marqué à la fois le réveil de la jeunesse et de la France, une preuve de vitalité.
► On sent qu'une autre génération monte, avec un large désir de nouveau.
(Technicien de laboratoire.)
► Un signe de santé sociale, mais je réprouve la violence qui s'est exercée de part et d'autre. (Professeur de géographie.)
► Mai a introduit une espèce de chantage à la peur qui a permis une évolution qui aurait dû se produire il y a longtemps. (Ingénieur.)
► Elle a prouvé que les Français sont moins amorphes qu'on voulait bien nous le faire croire, les veaux sont devenus « vaches ». (Dessinateur.)
► Une espérance, que les dirigeants actuels dénaturent, défigurent odieusement. (Chef de dépôt.)
► Le premier pas vers la grande révolution culturelle qui bouleversera la France avant la fin du siècle. (Ingénieur.)
► La France avait besoin d'être ébranlée, elle s'endormait. L'occasion de réfléchir, une prise de conscience inespérée... (Ouvrier coiffeur.)
► La crise montre, défoulements physiques mis à part, un certain esprit d'innovation et de création qui manque beaucoup en France. (Héliograveur.)
► Raison d'espérer, mais que cela est triste. Ne peut-on se donner des dirigeants qui agissent autrement que poussés et ballottés par les événements? (Ingénieur.)
► Nous avons été réveillés, c'est positif.
(Infirmière.)
► C'est notre plus belle raison d'espérer.
(Décoratrice.)
► Son vocabulaire, ses incantations, son manque d'imagination étaient déplorables, mais c'était la première prise de conscience de l'immense absurdité et bêtise dont tout le monde semblait se satisfaire. (Economiste.)
► Cela a permis de remuer pas mal de poussière. (Cadre paracommercial.)
► Tout le monde n'est donc pas blasé et gagné par la routine comme on aurait pu le penser. (Secrétaire bilingue.)
► La crise montre que la jeunesse n'est pas composée de veaux en puissance. (Etudiant en sciences économiques.)
► Crise de croissance de la conscience collective, donc signe de bonne santé. (Externe en médecine.)
► Le mur de ma solitude est percé. (Etudiante.)
► Sur le plan personnel, une crise bénéfique. (Etudiant en droit.)
► Un jaillissement de l'espérance au milieu des absurdités de la société adulte. (Etudiant en sociologie.)
► J'ai ressenti un défoulement extraordinaire. Enfin, tout allait changer. Je suis déçu. (Etudiant en biologie.)
► Une révolte comme il n'y en a jamais eu. Les Français se sont battus non pour des revendications matérielles mais pour une plus grande dignité de l'homme. Pendant deux mois, les hommes ont pu « communiquer ». (Etudiant Droit et Sc. Po.)
L'inquiétude s'exprime ainsi :
► Un échec, un vaste chahut organisé qui n'a contribué qu'à affaiblir la France et à renforcer les pouvoirs gouvernementaux. (Professeur d'électronique.)
► Une raison d'être inquiet au plus haut degré. Pour les ouvriers, c'est l'incertitude du lendemain. (Boucher.)
► Un fiasco complet. Je n'ai jamais pu faire d'études et ceux qui en suivent aux frais du peuple ne doivent en aucun cas faire de la politique. (Commis trafic à la S.n.c.f.)
► Les événements permettent de constater le manque d'information de la classe ouvrière. (Ingénieur.)
► La crise a montré que l'avenir peut devenir intéressant et être une nouvelle aventure des hommes. Mais elle a montré aussi qu'une foule excitée par quelques imbéciles était capable de tout briser, et de se briser elle-même. Une foule qui était mûre pour le fascisme et la tuerie. (Officier marine marchande.)
► Le bilan est négatif pour tout le monde... Et j'aimerais que l'on cesse d'appeler travailleurs les ouvriers, comme s'ils étaient les seuls à le faire. (Ingénieur chimiste.)
► L'intolérance qui s'est montrée est ce qui me fait le plus peur au monde. Et ça me dégoûte. (Etudiant.)
► C'est un énorme sujet d'inquiétude. J'ai été gréviste, en mai-juin, j'ai pu apprécier la montagne d'inepties racontées par les délégués syndicaux. (Préparateur de fabrication électronique.)
► C'est une raison d'espérer pour les révolutionnaires, d'être inquiets pour les capitalistes. Je ne suis d'aucun des deux camps. J'attends la suite. (Aide-comptable.)
► Cette crise a montré comment cette société « moderne » de pays développé, peut être comparable à celle de la France sous les guerres de religion. (Etudiant en histoire.)
► Une crise inquiétante, à cause de la folie générale qui a saisi les gens. (Etudiante.)
► Un pays entier peut être à la merci d'une poignée d'enragés. C'est inquiétant.
(Etudiant en droit.)
► J'éprouve une espérance inquiète.
(Agriculteur.)
► Ça prouve que la population n'était pas satisfaite. Alors, on a eu une augmentation mais la vie a augmenté, par conséquent c'est comme si on n'avait rien eu. Et ça va recommencer. (Ouvrière.)
► Inquiet, parce que des révoltes étudiantes, il y en a eu et il y en a partout, avec tout ce qu'elles traduisent de positif, mais dans aucun pays, elle n'a mis en cause le régime. Ce n'est pas que j'y tienne particulièrement. Mais aussi longtemps que les Français croiront qu'il faut commencer par renverser les institutions pour faire quelque chose, ils ne feront rien. Nous vivons au Congo. (Ingénieur.)

Le bilan de mai-juin est-il positif ou négatif ?

Pour les étudiants, le bilan est jugé positif ou négatif selon que l'on évoque les réformes qu'ils ont obtenues ou la pagaille, la prise de conscience ou « un an de travail perdu ». Mais on l'estime plutôt positif. Ce sont les bénéficiaires de la crise de mai aux yeux de tous ceux qui ont déjà une profession.
Les travailleurs sont jugés par la majorité comme les victimes de cette crise. Les avantages matériels retirés ont été absorbés par la hausse des prix (quelques-uns observent que c'est faux, du moins pour une bonne part, mais ils sont très rares, comme ceux qui font mention du droit désormais acquis à la section syndicale d'entreprise).
D'autres remarques :
► Les difficultés économiques qu'affrontera l'industrie française en 1969 se traduiront pour eux par le chômage et la réduction des heures supplémentaires.
(Ingénieur chimiste.)
Ou encore :
► Un bilan presque nul pour les travailleurs, puisque le système est intact.
(Militaire.)
Ou encore :
► On gagne plus, on va payer plus d'impôts, et la hausse, nous reprend une partie de ce qu'on gagne. Des impôts pour qui ? Pour que ces messieurs les étudiants fassent joujou à la révolution.
(Ouvrier.)
Les avis sont extrêmement partagés sur le bilan de la crise pour le gouvernement, avec une forte proportion de gens « qui ne savent pas ».
Chez les étudiants, on est particulièrement frappé par le succès des élections législatives, et il semble y avoir eu aussi cette prise de conscience-là : que la France n'est pas révolutionnaire, y compris la France de la classe ouvrière, et que le contact avec celle-ci n'est pas facile. Mais ils pensent qu'à long terme...
Dans l'ensemble, l'appréciation se fait plutôt en fonction du désir que l'on a de changer de gouvernement ou de garder le même.
► « Mai, il fallait le faire et il faudra recommencer, c'est tout. Bilan ! Vous parlez comme des experts-comptables ! »
conclut un ingénieur agronome.
C'est en comptables que parlent, c'est un fait, les représentants de la Nouvelle Vague qui ne sont pas étudiants, et singulièrement les représentants de la classe ouvrière, lorsqu'ils s'interrogent sur le bilan de mai-juin.

La Nouvelle Vague a décollé

Quand cela s'est-il passé au juste ? Impossible à dire. Mais c'est fait. La Nouvelle Vague a décollé.
Toute une jeunesse a souffert d'avoir 20 ans « après » . Après la guerre, après Hitler, après Staline, après la Résistance, après la Libération, après Dien Bien Phu. Jeunesse frileuse, à l'énergie désaffectée, écrasée par le sentiment d'une pesante continuité entre les générations et n'osant pas, ne parvenant pas à se concevoir et à s'affirmer neuve. La jeunesse d'aujourd'hui ne vit plus « après ». Elle vit « avant », impatiente, mobile, exigeante à l'égard de l'avenir. Jeune, en un mot. Il y a longtemps que cela ne lui était pas arrivé.
Et l'étonnant est qu'en surgissant à la surface de la France, en la réveillant, un peu brutalement, elle a révélé aux 30-40 ans qu'ils voulaient, eux aussi, décoller ; mais que chacun d'eux n'en croyait plus les autres capables.
C'est l'un des résultats très remarquables de cette enquête : il n'y a pas ou peu de différence d'attitudes aujourd'hui entre la Nouvelle Vague prise dans sa totalité et les 30-40 ans.

Terre de liberté

La Nouvelle Vague ne croit à rien, mais elle croit en elle, et elle le doit à la crise de mai. Ce n'est pas une jeunesse qui nourrit une rébellion sans cause. Elle voudrait s'intégrer à la société, mais en la réformant, plus ou moins profondément. C'est cette volonté de réforme qui lui tient lieu de morale.
Mais pourra-t-elle s'intégrer en réformant, et réformer en s'intégrant ? Ou l'angoisse de ne trouver que portes fermées se transformera-t-elle en une réalité qui, alors, pourrait la rendre méchante ? Sa confiance en l'avenir en général va de pair avec son inquiétude sur l'avenir en particulier.
C'est peut-être ce sentiment d'insécurité, de menace, de trahison possible de la part de la société, qui pousse la jeunesse à accorder cette importance à l'amour et surtout à la fidélité, à l'amitié aussi. Le couple, le groupe pour les plus jeunes, devient le point fixe, le lieu d'enracinement.
Les échos du passé sont si bien amortis qu'elle ne souffre pas d'appartenir à un pays qui n'est plus « grand » que dans le langage de l'Onu. Elle est réaliste ; ce n'est pas son problème. Sa patrie, c'est la jeunesse. Au demeurant, son pays n'est pas en danger. Mais c'est essentiellement comme « terre de liberté » que l'image de la France est conçue, d'une liberté individuelle dont on voudrait repousser les limites le plus loin possible. Tout ce qui en restreint l'exercice est malheur : l'autorité, la hiérarchie, toutes les formes de dépendance. Des loisirs et des vacances, on n'en aura jamais assez. C'est que là, au moins, on est son maître. On travaille pour soi.
Les Français n'ont jamais été puritains. La jeunesse est de plus en plus persuadée qu'elle est sur terre pour être heureuse et non pour faire son salut.

L'argent, cet instrument

L'argent ? On se voile la face. On ne veut pas d'argent. Seulement ce que l'argent procure. Cette vieille contradiction ne semble pas en voie d'être résolue.
L'argent-valeur est condamné. Non l'argent-instrument, dont on souhaiterait qu'il fût également réparti et qu'il serve à des plaisirs jugés nobles : voyager, élargir ses connaissances et, par là, s'épanouir.
L'égalitarisme, sur le plan social, et matériel, se double d'une revendication d'égalité entre les droits des jeunes et des moins jeunes, qui est franchement agressive.
Une partie de la jeunesse, en particulier en milieu étudiant, se trouve presque dans l'attitude psychologique du « colonisé » à l'heure où les libéraux prétendent le guider vers son indépendance. Tout ce qui vient des aînés est suspect. De paternalisme ou de mépris déguisé.
Les biens matériels, la jeunesse française a conscience de n'en être pas ou peu privée. Surtout, elle se sent fortement privilégiée par rapport au tiers monde. La disparité entre les nations lui semble d'ailleurs intolérable. La disparité entre Français aussi. Et ce qu'elle entend par « socialisme » c'est essentiellement la disparition de l'injustice.

Le goût du bonheur

D'une façon générale, elle raisonne en termes de solidarité humaine, internationale. Pas en termes de solidarité nationale. Le nationalisme lui est étranger, ou lui paraît désuet, voire dangereux. Cependant, elle a une vive conscience des traits de caractère et de culture jugés proprement français, fût-ce pour les déplorer. Mais elle semble mieux informée de ce qui se passe au Vietnam, que des problèmes intérieurs de la France, qui l'agacent comme un essaim de frelons.
La jeunesse paraît à son aise dans le monde technique, et en accepte beaucoup plus aisément les contraintes que ses aînés. C'est l'aventure technique, et elle seule, qui la fait rêver jusqu'au lyrisme. L'époque lui semble belle, et à bien des égards fascinante, par tous les « possibles » qu'elle contient.
Le civisme, s'il doit apparaître un jour, ne se manifeste pas encore. Chacun pour soi et la technique pour tous. Il est caractéristique que toutes les critiques —- et elles sont nombreuses — commencent toujours par : « Les Français sont ceci ou cela... » Et jamais par : « Nous sommes ceci ou cela... » Ce sont toujours les autres, masse indistincte, qui sont coupables.
Sans être vif, l'esprit de compétition n'est pas absent. Mais on redoute ses effets.
Est-ce une façon de déguiser sous des arguments de moralité une répugnance au combat personnel qui finit par faire collectivement des vaincus ? Ou un doute sur la capacité nationale de soutenir victorieusement les formes multiples de la compétition ?
Est-ce un frein salutaire, juste assez serré pour éviter le dérapage vers les névroses ?
Le goût de la vie, du bonheur, de la liberté individuelle, qui apparaît si fort, permettra peut-être aux jeunes Français de conduire leur pays vers la société la moins cruelle du monde industriel. Ils en ont certainement le désir et l'espoir.
Personne ne peut dire, aujourd'hui, s'ils sauront en concevoir et en prendre les vrais moyens.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express