Ce que traduit la mode actuelle, qui émanant du peuple s'est imposée aux classes riches.
L'élégance étant, selon la formule d'Alain, « cette manière inimitable d'être comme tout le monde », la duchesse de Windsor s'est résignée à découvrir largement ses genoux.
On sait l'affectation qu'il y a à ne point suivre la mode. Dans toute société, le solitaire est scandaleux. Il n'y a donc rien que de très banal dans cet alignement progressif des ourlets au niveau le plus élevé et des talons au niveau le plus bas.
L'intéressant, c'est ce que traduit cette mode et la façon dont elle s'est propagée.
Economiquement, c'est la première fois dans l'histoire du costume qu'une mode est imposée aux classes riches au lieu d'émaner d'elles. La jupe ultracourte n'est pas descendue dans la rue. Elle y est née, à Londres. L'Amérique ne l'a pas adoptée, mais les couturiers français, qui ont des antennes, s'en sont aussitôt saisis. L'architecte qui sommeille en chacun d'eux a tenté d'équilibrer les volumes nouveaux de ces constructions fragiles. C'est dans cet équilibre que réside l'art de la couture. Le reste est affaire de décorateur.
Une nouvelle lutte de classes, qui n'exclut pas l'autre, s'est alors déclenchée : celle des classes d'âge. Elle exprime un fait nouveau : l'étalon, le modèle auquel plus ou moins consciemment on se réfère pour lui ressembler — ou pour le dénigrer quand c'est impossible — ce n'est plus le modèle riche, c'est le modèle jeune. Les attributs classiques du costume de la bourgeoisie cossue — certaines fourrures, certains bijoux, certains cuirs — sont devenus d'énormes rides qui rejettent hors du temps et qui ne suscitent, en tout cas, aucun mimétisme.
Ce n'est pas la fin d'une mode, c'est la fin d'une époque. Aujourd'hui, plus les femmes sont riches, plus elles s'habillent « pauvre », du moins quand elles savent s'habiller. Jacqueline Kennedy est l'échantillon le plus représentatif de cette révolution.
Mais il y a autre chose. Pour la première fois dans l'Histoire, le costume féminin semble avoir également changé d'objet. A quoi a-t-il toujours servi ? A attirer le regard sur le visage, fenêtre de l'esprit, au détriment des parties non nobles du corps. Encore ce visage n'a-t-il jamais été tout à fait nu ou livré à la nature. Nous avançons tous masqués : les hommes, rasés ; les femmes, maquillées et épilées. Nous sommes, en un mot, civilisés.
Le costume est le masque du corps, sa politesse. Il dissimule les imperfections, corrige la nature, atténue les atteintes de l'âge, dérobe à la vue tout ce qui évoque les fonctions organiques. Il porte le corps autant que le corps le porte, règle les mouvements, commande les attitudes. S'habiller, ce n'est pas se vêtir pour coller à la peau l'équivalent de la couche de plumes, de poil ou d'écaillés qui protège l'animal. C'est donner de soi une représentation conforme à l'idée que l'on se fait de son rôle social et qui vous accrédite dans ce rôle.
Aussi la façon dont une femme — ou un homme -— choisit de s'habiller en apprend-elle autant à l'observateur attentif qu'un échantillon d'écriture à un graphologue. Tout y est, y compris son état de santé. Dans sa relative uniformité, le costume masculin est moins éloquent. Il révèle néanmoins l'image qu'un homme veut donner de lui et trahit en particulier le manque — ou l'excès — de confiance en soi.
Or nous voici en face d'une génération de jeunes femmes qui éprouve une délectation évidente à laisser entrevoir ce qu'à travers les siècles la mode a toujours dissimulé. Comme un aimant, les cuisses croisées haut sous les jupes ultracourtes sucent le regard, l'engloutissent, le détournent du visage et créent, dans une réunion d'hommes et de femmes, un climat dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'établit pas la sérénité.
Aucune mode n'étant le fruit du hasard, qu'exprime donc cette innovation dans l'impudeur ? Peut-être une forme sournoise de l'angoisse qui agite les femmes devant leur désacralisation accélérée. La peur de renoncer aux sortilèges qui fondent, depuis la nuit des temps, leur pouvoir, en accédant au monde de l'intelligence, de l'action — et du contrôle de la conception.
Paradoxalement, il ne faut peut-être pas y voir une manifestation effrontée d'indépendance à l'égard des conventions, plutôt un recours à la plus rassurante des lois : celle qui veut qu'un objet de désir soit toujours un objet d'intérêt.
Mais l'émoi suscité par le jeu d'une paire de jambes n'est pas identique au trouble créé par la courbe indiscrète d'un sein, que tant de modes se sont plu à dévoiler. Il y a toute une symbolique du sein, liée à l'image maternelle, qui est sécurisante. Alors que la symbolique du sexe féminin est menaçante. Gouffre, enfer, abîme où l'homme épuise ses forces et se détruit.
Cela explique peut-être pourquoi les regards masculins sont si souvent chargés de méchanceté lorsqu'ils s'absorbent dans une jupe trop courte pour être honnête. Que des femmes puissent s'en trouver flattées révèle seulement le peu de confiance qu'elles font à leur part d'humanité.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Mode