La mémoire et l'orgueil

J'ignore ce que les Tiberi ont fait. Mais eux ne le savent plus
Du représentant de Michelin qui parlait au nom de la firme à l'écran, on peut dire qu'il n'est pas doué pour la communication. Mais l'aurait-il été? Qui, à part M. Seillière qui n'en rate pas une, peut se féliciter que Michelin affiche des bénéfices en hausse considérable au premier semestre et annonce 7500 licenciements en Europe? Il s'agit en somme de sacrifier l'emploi d'hommes et de femmespour augmenter les revenus des actionnaires en même temps que la productivité. On est très fier, chez Michelin, d'un redressement qui a été dur, on enrage de ne plus être numéro un du pneu, battu par Goodyear, on usera de toutes les armes pour faire la course en tête, tout cela on peut le comprendre. On ne fait pas d'industrie avec de l'angélisme, aujourd'hui moins que jamais. Mais la direction n'a-t-elle pas pesé l'effet obscène de cette double annonce? Un individu menacé dans son emploi peut devenir fou en entendant cela. Les sacrifiés seront les plus faibles, cela va de soi. Ses ingénieurs et ses chercheurs, Michelin les soigne. La fracture sociale passe aujourd'hui entre salariés. Laissons les imprécations obsolètes contre les patrons. Les Français ne sont pas les pires. Mais une société qui a perdu le sens des réalités humaines jusqu'à digérer, sans être révulsée, une double annonce à la Michelin est effrayante. J'ignore ce que les Tiberi ont fait au juste, mais eux ne le savent plus. On pensait, à les voir successivement interrogés par Ruth Elkrief, au fameux mécanisme décrit par Nietzsche. «Je l'ai fait, dit ma mémoire. Impossible, dit mon orgueil, et il n'en démord pas. Pour finir, c'est la mémoire qui cède.» Il aurait tiré des larmes à un crocodile, ce malheureux«couple de gens du peuple dont on n'accepte pas qu'il accède à de hautes fonctions» (sic). La bouillante journaliste a cogné contre deux murs. Cette fois, elle n'a pas su les ébranler. Du béton (TF1). Circulant sans escorte, le président algérien Bouteflika risque de se faire assassiner. En attendant, il essaie de rétablir la paix dans son pays ravagé (Grand Jury RTL-Le Monde sur LCI). Est-ce possible? Ne pas être l'otage de l'armée? Accorder le pardon sur une grande échelle? Faire sa place raisonnable à l'islamisme? Agir en s'appuyant sur le peuple, qu'il consulte cette semaine, dont l'adhésion lui est impérieusement nécessaire mais encore aléatoire? Il en a parlé avec réalisme, me semble-t-il, et on se prenait à espérer. Un curieux sourire sucré frisait par instant un visage terrible qui fut beau autrefois. Mais ce n'est pas ce qu'on lui demande aujourd'hui. Une grosse fièvre nationaliste antiaméricaine s'est déclarée, où l'on mélange tout, les grandes surfaces, le boycott du roquefort, la mondialisation de l'économie, le transgénique, et où l'on finit par entendre M. José Bové, Zorro de la croisade, lancer ce mot inouï: «Les McDo et l'Eglise de Scientologie, c'est la même chose!» (France2 chez Paul Amar). Cette mayonnaise-là relève de la «mauvaise bouffe» mentale, aussi pernicieuse que l'autre et que l'on nous sert à tous les repas. On se dit parfois ces temps-ci que la mondialisation la plus dangereuse, c'est celle, galopante, de la connerie humaine. Le reste, on s'en arrange toujours. Jean d'Ormesson est le romancier chéri de la bourgeoisie. Il la divertit, l'instruit, lui procure un sentiment délicieux de familiarité avec l'aristocratie, sa grâce naturelle fait merveille à la télévision. Il aimerait être Chateaubriand mais il a des doutes. «Tout écrivain, dit-il, préférerait être lu par 3000 personnes après sa mort que par 50000 de son vivant.» Certes. Mais comment préjuger de la postérité? Alors, carpe diem, chassons le tragique et exaltons la beauté de la vie, cette chienne qui, avec lui, aura été si douce. Une impalpable mélancolie teintait cependant son propos si fleuri pendant son récital chez Pivot. Eh! on vieillit. F. G.

Jeudi, septembre 16, 1999
Le Nouvel Observateur