La mémoire à vif

Si toutes les femmes qui ont été plaquées après trente ans de mariage achètent le livre de Françoise Chandernagor, elle va faire un tabac!
Pas encore apprivoisée, la télévision numérique. Comment se diriger dans cette forêt de chaînes dont on ne connaît pas les programmes? Quelques journaux les donnent, masses de petites lignes et de petits chiffres illisibles. Il faut être détective pour dénicher ce qui vous intéresserait. Ou alors on va à l'aveuglette et on tombe sur du football, la vie des serpents, ou l'histoire des religions. Alors, une fois encore, j'ai navigué en eaux familières. Avec «Envoyé spécial», on était en plein ciel avec les plus beaux avions du monde, devenus de vrais hôtels cinq étoiles, Boeing, Airbus, qui mènent une compétition d'enfer pour capturer la clientèle huppée. Avec ses 3 millions de pièces assemblées qui volent ensemble, le Boeing 777 est paraît-il un bijou qu'il est voluptueux de poser sur une piste. Son pilote, un Américain, le disait. «Pour nous, les pilotes, qui avons un ego gros comme ça, c'est un délice.» Un ego gros comme ça, c'est peut-être ce qui démange les pilotes d'Air France, dont la grève a empêché l'équipe d'«Envoyé spécial» d'être présents sur la compagnie nationale. Pas une image, pas un mot. A faire croire qu'on ne peut voler que sur la flotte américaine... A l'autre bout, si l'on peut dire, de l'aviation, on a retrouvé sur la Cinq l'un de ses poètes, Antoine de Saint-Exupéry. Documentaire biographique respectueux sur un homme tourmenté, attachant entre tous avec son regard d'enfant, qui disait : «Quelle est cette promesse que l'on m'a faite et qu'un dieu obscur ne tient pas?» Avide de spiritualité dans une société matérialiste, il disait aussi : «Ce qui m'effraie c'est le monde de demain... C'est l'âme aujourd'hui qui est totalement déserte. On meurt de soif.» On sait que la mer l'a englouti avec son avion, un jour de juillet 1944. Bruno Mégret chez Michel Field, Charles Millon dans «Polémiques», Nicolas Sarkozy au Grand Jury RTL, ce fut le festival des droites, cette semaine. Il faut dire qu'elles ont du grain à moudre avec leur histoire d'Alliance. Sarkozy était sympathique du temps qu'il travaillait avec Edouard Balladur, le succès lui réussissait. Dans l'adversité, il est agressif, paranoïaque ? les socialistes ont fomenté un complot pour déstabiliser le président de la République ? et il esquive les questions embarrassantes d'une bonne équipe de pros en faisant de grosses colères. Une phrase lui a échappé: «Nous avons un problème de crédibilité.» On doute qu'une telle prestation ait contribué à le résoudre. «Bouillon de culture». Si toutes les femmes qui ont été plaquées après trente ans de mariage achètent le récit de Françoise Chandernagor, «la Première Epouse», elle va faire un tabac. C'est une population qui a la mémoire longue, les cicatrices à vif, et qui se retrouvera dans les cris de douleur, la rage, l'humiliation, la fureur de l'auteur. Bafouée... Le mari? Un drôle de coco, mais quoi, elle l'aimait! Et elle hurle. A côté d'elle, Paule Cons-tant («Confidence pour confidence»), rieuse, parla drôlement de son roman sur les féministes de l'Amérique profonde qui prennent Sartre et Beauvoir pour Tristan et Yseult; Chantal Delsol, nostalgique, Kenize Mourad, exotique, Sylvie Germain, poétique, surent donner envie de les lire. M. et Mme Chirac ont-ils eu conscience de l'effet qu'ils allaient produire en embrassant affectueusement, toutes télévisions déployées, M. et Mme Tiberi? Emouvante petite scène de famille... Magnifique interview d'Ingmar Bergman sur Arte, dans l'île solitaire où il s'est retranché. C'est un grand, Bergman, un seigneur! Que d'émotions on lui doit... Au bout d'une longue vie si féconde, il dit, parlant de son œuvre : «Je n'ai jamais produit que des biens de consommation. Ce que j'ai pu faire reste de l'artisanat. Ça m'ennuierait seulement que personne n'ait envie de consommer mes produits. J'ai la fierté de l'ouvrier.» Superbe! L'artisan, 80 ans, vient de terminer une pièce. Avant la première, quel est l'état de son esprit? «Je suis mort de trouille.» F. G. P.-S. ? Une coquille, dont je suis responsable, m'a fait écrire la semaine dernière que le film de Patrice Chéreau était «drôle». Il n'est pas drôle. Il est dur et dérangeant.

Jeudi, mai 28, 1998
Le Nouvel Observateur