Autocensure à l'oeuvre dans les médias, à la télévision et à la radio
Au cours d'une émission qui réunissait, il y a quelques jours, autour de Jacques Sallebert, quatre critiques de télévision, le public a pu entendre l'intéressant dialogue suivant :
GUY VERDOT. — ... Je voulais parler de l'objectivité au Journal télévisé.
J. SALLEBERT. — Ah ! L'objectivité?
G. VERDOT. — Oui. Prenons une émission bien précise : celle d'hier soir. Un de vos collaborateurs, mon cher Sallebert, a parlé de « prétendues tortures » à propos d'un procès qui se déroule en ce moment. Pourquoi « prétendues » ? Qu'est-ce qu'il en sait ? Pas plus que nous, pour l'instant.. C'est donc anticiper sur la suite du débat. Je dis que, dans ce cas, votre collaborateur ne fait plus œuvre d'informateur : il fait œuvre de partisan.
FRANÇOIS BRIGNEAU (à mi-voix). — Et eux, ce sont aussi des partisans et même des assassins.
J. SALLEBERT. — C'est la première fois qu'on reproche au Journal télévisé de manquer d'objectivité. Je n'ai jamais reçu de lettres à ce sujet.
GILBERT GUILLEMINAULT. — Si c'est faux, il y aura un démenti.
G. VERDOT. — Alors, attendons le démenti, attendons.
J. SALLEBERT. — Si un patron vous disait : « Mon petit ami, il ne faut pas parler de telle chose », qu'est-ce que vous feriez ?
G. VERDOT. — Je m'en irais.
J. SALLEBERT. — Alors, vous avez dû faire beaucoup de journaux !
G. VERDOT. — Il m'est en effet arrivé d'en quitter, dans certaines circonstances.
C'est tout. Faut-il en conclure qu'il y a un « patron » à la R.T.F. dont les ordres sont comminatoires ? Ce serait trop simple. Trop simple aussi de jouer à croire qu'un gouvernement, quel qu'il soit, peut et doit se permettre de tourner contre lui des instruments aussi puissants que la Télévision et la Radio.
Il est normal, au contraire, qu'il en use. L'anormal est qu'une propagande officielle n'existe pas.
Ce qui existe, en revanche, c'est la peur. Peur d'être mal noté, peur d'être remplacé, peur d'être renvoyé. Alors intervient l'auto-censure. Ou encore l'excès de zèle, le
clin d'œil aux pouvoirs qui signifie : « Voyez... vous pouvez compter sur moi. »
Elle fut cruelle, cette confrontation que la Télévision s'imposa elle-même en diffusant successivement l'interview de M. Mikoyan par les journalistes américains, et celle du chancelier Adenauer par leur collègue français.
Les premiers représentaient, comme il convient à des journalistes, l'opinion d'une nation démocratique, une opinion qui a le droit de poser des questions, d'être informée, de mettre les hommes publics en demeure de lui répondre.
Le second était très bien élevé. Il était l'employé très bien élevé du gouvernement français.
Faisant état, il y a quelques jours, d'un incident aérien entre l'U.R.S.S. et les Etats-Unis, le speaker de la radio américaine déclarait : « Le Département d'Etat prétend que... »
Un journaliste de la R.T.F. peut-il se permettre de dire : « Le Quai d'Orsay prétend que... » ? Peut-être. Mais il ne se le permet pas. Rien ne lui est positivement interdit, sinon d'apprécier lui-même où se situe la frontière entre ses devoirs vis-à-vis du public, et ses obligations vis-à-vis de son employeur.
Rien d'étonnant à ce qu'il se tienne le plus loin possible de cette frontière, du côté des obligations, et que les moindres paroles tombant des lèvres du chef de l'Etat ou de son premier ministre deviennent des perles pour les pourceaux que nous sommes. C'est à se demander parfois si, dans le dithyrambe et la complaisance, certains commentateurs n'y mettent pas de malice.
Le plus grave, c'est peut-être la méfiance ainsi engendrée. Lorsque le voyage à Alger du premier ministre, par exemple, apparaît largement photographié et commenté, mais vierge de tout incident, voilà le téléspectateur fixé : on le prend pour un sot.
L'est-il ? Ce ne serait pas encore une raison suffisante pour le traiter comme tel. Le rôle de l'Etat n'est pas de faire des sots et de les encourager. C'est de les défaire.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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