Réagit face aux propos tenu en privé par le ministre de l'Information annonçant la mort de L'Express dans les 6 prochains mois. Formule deux hypothèses : Voeux pieu ou plan d'action ?
« Dans six mois, L'Express aura cessé de paraître. »
Tel serait, selon certains amis du ministre de l'Information, le propos que celui-ci aurait tenu en privé, l'assortissant d'autres avis concernant quelques-uns de nos confrères :
« France-soir » : à transformer. Il y a, à la rédaction, des gens impossibles.
« Le Monde » : ça s'arrangera.
« Le Figaro » : les laisser tranquilles, mais fonder un autre quotidien du matin qui compense sa tiédeur, etc.
Nous voici donc promis à une mort prochaine.
Comment faut-il l'entendre ? Gomme un vœu ? Comme un pronostic ? Ou comme un plan d'action ?
On concevra qu'en toute hypothèse, nous nous y intéressions.
Première hypothèse : M. Soustelle n'éprouve à l'égard de « L'Express » que des sentiments de même nature que ceux que « L'Express » lui porte.
En disant : « Dans six mois, L'Express aura cessé de paraître », il formule un vœu pieux, mais il ne saurait s'employer à sa réalisation, pas plus que nous ne saurions nous employer à l'élimination physique de M. Soustelle.
Il est victime d'une légende qui tend à lui créer une physionomie mythique, née d'une faiblesse que ses meilleurs amis expliquent ainsi :
« Vous connaissez, disent-ils, de ces hommes lucides et pondérés, clairvoyants, qui vous présentent leur progéniture et auxquels vous confiez :
— Elle est charmante... C'est dommage qu'elle louche un peu...
« Alors ils bondissent en hurlant :
— Quoi ? Vous prétendez que ma fille louche ?
« Inutile d'insister. Vous déclenchez un mécanisme passionnel incontrôlable.
« C'est le cas de Soustelle avec l'Algérie. L'Algérie est sa petite fille louche. »
Bref, M. Soustelle est toujours, sauf en ce qui concerne l'Algérie, l'universitaire qui a créé en 1937, avec Alain, Paul Langevin et Paul Rivet, le Comité de vigilance des Intellectuels anti-fascistes.
Possible.
Dans ce cas, une phrase telle que : « Dans six mois, L'Express aura cessé de paraître » ne serait que l'expression d'un espoir : que le journal périclite faute de lecteurs, et que nous mettions la clé sous la porte. Improbable.
Deuxième hypothèse : M. Soustelle a décidé que « dans six mois L'Express aura cessé de paraître ». Comment y parviendra-t-il ?
1) Des saisies successives nous saignent jusqu'à épuisement.
Possible, mais long, chaque saisie provoquant chez nos lecteurs les plus critiques un réflexe d'exaspération et d'autodéfense qui se traduit par des manifestations appréciables de solidarité.
2) Le Parlement vote une loi entraînant la confiscation de tous les journaux dits d'opposition et l'arrestation de leurs dirigeants.
Possible, mais bête, donc improbable de la part de M. Soustelle.
Pour conserver au régime les apparences de la démocratie, il faut laisser subsister quelques-uns de ses signes extérieurs. L'existence d'une presse non gouvernementale en est le plus éloquent. Si l'opposition n'existait pas, il faudrait l'inventer. Rien de meilleur que les petites manifestations de mauvaise humeur, tolérées, voire suscitées ici et là, pour entretenir l'illusion de l'indépendance d'esprit et amuser le tapis. Non ; la liquidation collective et officielle de la presse non gouvernementale n'est point dans la manière de Soustelle.
3) Rafle aux Champs-Élysées ou perquisition dans nos bureaux, voire au domicile de l'un ou de l'autre. Les responsables de « L'Express » sont surpris ;
a) avec de la cocaïne dans leur poche ;
b) avec des mitraillettes dans leur cave ;
c) avec une lettre dans leur portefeuille signée Ferhat Abbas ou Amirouche, et les remerciant d'avoir hébergé ou matériellement aidé des rebelles algériens.
Scandale, honte et opprobre.
Possible, et facile. Il suffit de mettre pendant la fouille la cocaïne, les mitraillettes, la lettre, là où il conviendra de les trouver.
4) Même opération en sens inverse.
On arrête un individu suspect, de préférence musulman, et on trouve sur lui ou on lui fait avouer... n'importe quoi, au choix.
Possible. Et très facile... surtout pour un ministre de l'Intérieur.
5) Je ne sais pas. Mais d'autres savent sûrement. Autre hypothèse : ceux qui nous ont prévenus ont été,
volontairement ou involontairement, chargés de nous intimider.
Possible. C'est raté.