La lettre de ''L'Express''

Interrogation sur le sort de l'écrivain russe Boris Pasternak, emprisonné en URSS
Qu'arrivera-t-il à Boris Pasternak ?
« Il se peut que les Russes l'exécutent. Il se peut qu'ils tiennent son nom à une ville. Il se peut qu'ils fassent les deux à la fois. »
Ainsi le jeune romancier polonais Marek Hlasko a-t-il salué, d'une sombre boutade, l'étrange situation du dernier prix Nobel de littérature, que nos photos montrent très droit et comme planté entre les arbres, coupé du monde par toute l'épaisseur de son pays.
Non, les Russes n'exécuteront pas Pasternak. Staline lui-même a épargné, au plus fort des années terribles, ce poète incommode. Il est vrai qu'alors les anticommunistes professionnels ne l'avaient pas encore naturalisé.
Les voici triomphants. L'U.R.S.S. leur fournit toutes les raisons de l'être. Sauf une. L'objet du délit. Par quelque bout qu'ils prennent « Le Docteur Jivago », ils ne pourront jamais faire que Boris Pasternak soit des leurs.
Il eût été trop beau qu'aux réflexes conditionnés des fonctionnaires soviétiques ne répondent pas les réflexes conditionnés des fonctionnaires du « monde libre ».
Mais sans les conditions particulières qui ont présidé à sa publication — édition du manuscrit interdite en U.R.S.S., et poursuivie en Italie par l'éditeur communiste Feltrinelli en dépit de l'intervention d'Alexandre Sourkov, président de l'Union des écrivains — ce vaste et lent roman bien conforme aux canons formels soviétiques en vigueur fût passé inaperçu. Car le « crime » de l'auteur vis-à-vis de la société socialiste est celui de l'hérétique. Non de l'athée. Le crime de l'homme qui, dans le cadre de la foi, doute, s'interroge et, dans le royaume de Dieu, découvre la part du diable ; dans la révolution soviétique, les ombres et les lumières.
Boris Pasternak est de ceux qui ont voulu cette société, tout en refusant la philosophie qu'elle a sécrétée. C'est sa gloire, ce pourrait être sa perte, ce sont les risques du métier, du métier d'humaniste, du métier de socialiste.
Et il les a pleinement, sciemment, volontairement assumés depuis plus de quarante ans.
Ce qu'un vieil homme menacé dans sa subsistance matérielle par son exclusion de l'Union des écrivains peut être tenté de dire demain pour abréger son temps de souffrance, les palinodies auxquelles il pourrait se résoudre, nul ne le sait et nul n'aurait le droit d'en juger si elles se produisaient.
Mais on sait qu'en 1935 un Boris Pasternak de 45 ans, en pleine possession de ses moyens intellectuels et physiques, était à Paris. Et qu'il n'a pas choisi d'y rester. On sait aussi que, plus tard, pressé par son père émigré dès 1921 de le rejoindre, il a refusé.
La sécurité, la liberté d'être un homme, il n'a pas cru qu'elles existaient ailleurs qu'en soi-même. Et tout ce que l'on rapporte aujourd'hui à son sujet donne à croire qu'il vit délivré de la peur, délivré de l'espoir : on ne refait pas le monde sans se salir les mains.
Mais peut-on l'accepter tel qu'il est ?
Pour que les soudains admirateurs de Boris Pasternak parviennent jamais à nous le faire croire, il faudrait d'abord qu'ils nous montrent leurs mains propres. Il n'y a, hélas ! aucun risque.
Alors humblement, péniblement, mais inlassablement, il ne reste qu'à marcher, en trébuchant tantôt à droite, tantôt à gauche, sur le fil du rasoir. Qu'il conduise souvent au prix Nobel ne signifie pas forcément que la route soit si mal fréquentée.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express