La lettre de ''L'Express''

Saisie de trois numéros de L'Express en Algérie
Mon cher Ministre,

Permettez-moi d'élever une protestation particulièrement énergique contre le fait que le journal « L'Express » ait été saisi en Algérie, alors que dans son édition destinée à l'Afrique du Nord, il avait spontanément pris soin de n'insérer ni « Lieutenant en Algérie », ni un article consacré à l'Algérie. La Fédération de la Presse a, vous le savez, constamment protesté contre le principe même des saisies, dont elle conteste la légalité et qui portent aux journaux le plus grave préjudice.
Je me permets d'espérer que le gouvernement prendra les mesures nécessaires pour qu'il soit mis fin une fois pour toutes à des pratiques arbitraires qui sont directement contraires à la liberté de la presse. »
Cette lettre, adressée par le président de la Fédération Nationale de la Presse Française, M. Albert Bayet, au secrétaire d'Etat chargé à l'Information, intervient après trois saisies consécutives de notre journal en Algérie.
Les pouvoirs dont M. le ministre résidant dispose sont tels, en effet, qu'il peut saisir un journal sans avoir à donner ni motif, ni explication, ni'justification. Seul juge, il applique au gré de son humeur une loi qui n'est nulle part codifiée, car il n'est dit nulle part ce qui petit ou ne peut pas être écrit en Algérie, car il n'existe nulle part un service qui ait compétence pour censurer préalablement tel ou tel article.
La semaine dernière, l'édition algérienne de « L'Express », largement amputée par nos soins, contenait encore, il est vrai, la lettre du général de Bollardière. Mais cette lettre a été reproduite par plusieurs organes de la presse métropolitaine sans provoquer de représailles.
Comment faut-il donc interpréter cette manifestation du bon plaisir de M. le ministre résidant ? Il ne lui déplaît certes pas de déclencher et d'entretenir une hémorragie financière dont il peut espérer qu'elle finisse par nous réduire soit au silence, soit à la servitude.
L'ancien syndicaliste qui se fit autrefois procureur contre les puissances auxquelles « Le Temps » était secrètement inféodé aura donc renié cela aussi : sa jeunesse d'homme libre.
Mais à brève échéance, il se pourrait que le calcul soit plus cynique encore : empêcher systématiquement la diffusion de « L'Express » en Algérie, c'est persuader l'opinion qu'il contient des textes scandaleux, c'est ameuter un public justement sensibilisé, en faisant simultanément répandre le bruit qu'un flot de mensonges et d'injures contre l'armée s'y déverse. La stupeur de quelques officiers d'Algérie, qui ont réussi à se procurer nos trois derniers numéros pour alimenter leur indignation et la campagne qu'ils croyaient de leur devoir de mener contre notre journal, est, sur ce point, édifiante. L'un d'eux nous avertit loyalement qu'une lettre d'insultes expédiée sans nous avoir lus, sur la foi de commentaires publiés dans la presse locale, doit être tenue pour nulle et non avenue. « Je ne comprends pas, écrit-il... Est-ce qu'ils sont fous ? »
Fou est une hypothèse irrecevable. Si quelqu'un est fou, dans cette affaire, ce n'est pas M. le ministre résidant qui a choisi pour devise : mal faire et ne rien laisser dire.
Les numéros de « L'Express » qui seront cette semaine expédiés en Algérie partiront, expurgés en particulier de tout notre courrier, de la lettre d'un agitateur : M. le doyen de la Faculté de Droit d'Alger, au ministre de la Défense Nationale, d'un extrait, du dernier ouvrage de l'anarchiste connu sous le nom de Raymond Aron, de la note d'information concernant cet officier suspect, le général de Bollardière, du compte rendu des délibérations subversives auxquelles participait ce progressiste, M. René Coty, etc.
Sur toutes nos pages blanches, M. le ministre résidant pourra lire en filigrane cette parole d'un député socialiste : « Tout cela, dit-il, n'aurait jamais pu arriver du vivant de mon ami Robert Lacoste ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express