Cite réponses de lecteurs à la question : 'Comment expliquez-vous l'attrait qu'exerce [la famille de Monaco] sur le public ?' Une partie de la population vit selon elle, suivant « l'échelle bourgeoise de référence » situe les hommes en fonctions des biens
Quel est l'idéal auquel aspirent les Français ? Comment se représentent-ils le bonheur ? Plusieurs milliers de lecteurs de « L'Express » viennent de répondre à cette question à la suite d'un jeu apparemment innocent.
Frappés par la persévérance avec laquelle les magazines illustrés, et essentiellement « Paris-Match » qui
atteint le plus gros tirage de toute la presse française, consacrent systématiquement depuis quelques mois leur couverture à la famille de Monaco, nous demandions dans un précédent numéro :
« Comment expliquez-vous l'attrait qu'exerce cette famille sur le public ? Dites-nous pourquoi, selon vous, Rainier et Grâce font-ils vendre du papier ? », selon le jargon qu'emploient les chefs de vente dans la presse.
Caroline ou l'anti-Massu
La réponse de M. B. Moreau, à Paris, en résume beaucoup d'autres :
« Parce qu'ils ont l'air heureux d'avoir exactement ce que je cherche, attends, espère. »
Et qu'ont-ils ?
« Ils s'aiment, ils disposent d'une aisance princière, ils ne payent pas d'impôts, ils ont de beaux enfants et ils vivent sans rien faire, sur la Côte d'Azur.
Qui dit mieux ? »
(Robert Delay, Lyon.)
En effet, qui dit mieux ?...
« Les jeunes souverains se penchant affectueusement sur leurs enfants, leur espoir, symbolisent la vie de famille au déroulement naturel et heureux telle que les Français la désirent. Cette vie n'est-elle pas celle à laquelle aspire, comme idéal à atteindre, chacun de nous et aussi tout être humain ? »
(Mme Pernot, à Clermont-Ferrand.)
« Deux êtres sympathiques, qui se présentent toujours comme deux êtres humains que j'oserai dire d'une humanité moyenne. Par son bonheur simple, naturel, moral, stable, le couple monégasque nous suggère qu'à peu de frais, si j'ose dire, nous pouvons être heureux. »
(G. Sillyé, Paris.)
« Le public cherche à se persuader que le monde reste normal et que le bonheur, dont une des manifestations les plus tangibles est le bonheur familial, y reste possible. » (François d'Arcy, Paris.)
« Rainier et Grâce symbolisent la douce paix familiale-modèle, que pas une révolution hongroise, pas un Sakiet, pas un coup de feu au Liban, pas un imprévu, ne semblent devoir compromettre... Tant de Français, dans leurs villes et villages, voudraient savoir aussi leur monde familier à l'abri de toutes secousses. « Vivons bien chez nous, les autres on s'en f... »
(J.-P. Perret, Viane.)
« L'impression ou l'illusion que le bonheur existe... » (Françoise Bégnerie, Bordeaux.)
« Le désir d'échapper, par d'inoffensives niaiseries, à de lourdes préoccupations : Caroline de Monaco, ou l'anti-Massu. On peut rester « national » et s'intéresser aux fétiches monégasques sans l'ombre de trahison. » (Marguerite Drevon, Paris.)
« Une histoire qui se confond avec le plus proche des rêves lointains : faire des enfants sur la Côte d'Azur et ignorer les impôts. »
(Marc Lackman, Maisons-Alfort.)
« Ils sont enviables... Ils jouissent d'une indépendance absolue, ils vivent dans un cadre méditerranéen idéal : à eux les voyages, les plaisirs familiaux, mondains et sportifs. Et peut-être tire-t-on à leur spectacle une certaine leçon de sagesse et de réalisme. L'honneur sans argent n'est qu'une maladie. »
(Jean Siksou, Garidech.)
Ils font plaisir à voir, ils rassurent. » (Mme Lefoulon, Paris.
« En un mot, ils sont comme nous et ils vivent ce que chacun rêve. »
(Lucy Eliet, Dunkerque.)
« Une impression de quiétude, une vie calme et heureuse qui se déroule dans un cadre enchanteur à l'abri des difficultés matérielles... Et chaque femme a le droit d'imaginer que ce conte de fées était à portée de sa main, l'est encore pour certaines. »
(Elisabeth Tachef, Paris.)
« L'incarnation 1958 du mythe populaire de l'amour heureux. Il est vrai que la photographie du bonheur est plus aisée que sa description... » (Bernard Lebeau, Vosges.)
« Un couple qui a réussi à fonder ce qui parait devenir impossible : une famille heureuse... Le prince règne sur des sujets qui ne lui réclament jamais rien et à qui il ne demande jamais rien... Un paradis. »
(Mireille Durand, Paris.)
« Le spectacle d'une famille unie, vivant dans un Etat où régnent la Grande Bleue, la distraction, en un mot, les vacances et le non-percepteur »
(Dominique Niérat, aux Armées.)
« L'exemple sublimé du bonheur bourgeois. »
(Yvonne Rozec, Rennes.)
« Pas seulement un couple, mais une famille : le bonheur et ses joies saines... par procuration. »
(Danièle Petit, Neuilly.)
« La presque totalité des femmes ont envié le sort de Grâce (Jeanne Berger, à Cluses).
Un couple qui fait des enfants alors que tant ne savent faire que des divorces... Si un jour ces images perdaient leur sens parce que ce bonheur s'est rompu, ce serait une part de notre propre foi au bonheur que nous perdrions en même temps... »
(F. Lemaire, Gand.)
« Pour les honnêtes gens, Grâce et Rainier marchent de conserve sur une route bien droite, nommée « Fidélité »,
montrant ainsi la bonne voie. Ils représentent, en notre époque de troubles et d'instabilité, une certitude : la sagesse, le bonheur raisonnable existent. »
(Janine Boissières, Marmande.)
« La réponse à nos rêves les plus féeriques, les plus sains et les plus reposants... »
(Gérard Lelièvre, Cherbourg.)
« Pourquoi Grâce et Rainier se vendent-ils ? Parce que pour cent Français sur cent, le bonheur n'est plus en 1958 qu'un amour sans passion, une maison avec réfrigérateur, deux enfants sans boutons, des fins de mois sans souci, des vacances sans fin et du soleil sur la mer.
Aujourd'hui, les contes de fées ne savent que faire de rêve, de poésie, de folie ; leur matière, c'est la vie quotidienne sans histoire. » (Françoise Olivier-Michel, Paris.)
Sans tirer des conclusions trop générales d'une telle consultation, il n'est pas interdit de réfléchir un peu à ce que les observations de nos lecteurs révèlent :
1. Une certaine notion, relativement récente, de « droit au bonheur », que l'on préférerait cependant atteindre à travers les schémas reconnus comme bons, moraux et respectables par la société en vigueur, soit : le mariage, la famille, la fortune.
2. L'aisance avec laquelle les mêmes qu'indignent les revenus de Françoise Sagan ou de Brigitte Bardot — alors que ces revenus rémunèrent, tout de même, un travail — s'accommodent de voir un homme de 35 ans vivre dans le luxe sans fournir aucune activité, sans assumer aucune responsabilité, et s'imaginent volontiers satisfaits dans une situation analogue. C'est-à-dire inutiles.
3. La notion de « classe » que traduit cette attitude ci.
S'il est vrai que tant de Français confèrent à l'argent et à un titre sans aucun contenu symbolique (tel que la monarchie d'Angleterre, par exemple) une valeur supérieure qui justifie aux yeux du peuple le plus « égalitariste » du monde l'oisiveté, la jouissance de biens et privilèges non gagnés, c'est intéressant.
D'autant que les mêmes s'insurgeraient sans doute si, par exemple, un décret mettait demain tous les ingénieurs à l'abri de la mobilisation.
Un idéal tiède et étroit
Toute une catégorie de la population vit donc selon l'échelle bourgeoise de référence, qui ne situe pas les hommes en fonction de leur valeur propre ou des services qu'ils rendent ou peuvent rendre à la collectivité, mais en fonction de leur « rang » et des biens dont ils disposent.
4. Le baume que la vue d'une vedette réduite de son plein gré à la fonction de mère de famille passe sur le cœur parfois mélancolique des femmes qui ne peuvent pas en remplir une autre.
« Puisque cette ravissante jeune femme, qui pouvait choisir, a choisi de vivre ainsi, c'est qu'il n'y a pas mieux. Donc, je fais ce qu'il y a de mieux... »
5. L'immense et légitime désir d'être « tranquilles », tout en améliorant de jour en jour les conditions matérielles de la vie. Mais l'interférence entre cette « tranquillité », ce bien-être, et la volonté manifesté par d'autres peuples d'y accéder aussi n'est pas perçue, ou elle est considérée comme une sorte de gros ennui dont notre génération a la malchance d'être accablée.
Que des Irakiens ou des Yéménites puissent menacer la promenade du dimanche de bons et gentils Français qui ne veulent de mal à personne, voilà qui est vraiment trop injuste.
L'idéal : vivre sur le pied d'une grande nation civilisée, mais avec les responsabilités internationales d'une principauté parasite.
Il y a, de par le monde, des hommes et des femmes qui souhaitent laisser leur empreinte sur la terre, d'autres qui rêvent de participer dans la mesure de leurs moyens à l'édification d'une société plus juste, d'autres qui veulent aider l'homme à apprendre qu'il est libre, c'est-à-dire à le délivrer de la peur comme de l'espoir, d'autres encore qui se sentent trop partie d'une collectivité — nationale ou humaine — pour se concevoir heureux, au sein d'une collectivité malheureuse ou humiliée ; d'autres, enfin, qui, sans trop s'intéresser au sort de leur prochain, visent à progresser dans la voie de la connaissance, de la sagesse, du gouvernement de soi-même.
Il y a certes des hommes et des femmes de toutes les catégories en France. L'idéal tiède et étroit incarné par la famille de Monaco ne peut, sur la seule vue de réponses ou de jugements individuels, être imputé à tout un peuple.
Mais il est tout de même assez impressionnant de voir combien nombreux sont ceux qui croient pouvoir affirmer, sur la foi de leurs observations, qu'il correspond aux voeux de la majorité.