La lettre de ''L'Express''

L'opération-séduction du général de Gaulle auprès des députés. Sur le besoin des Français d'un pouvoir incarné
« Le ton de la plaisanterie est, avec celui du commandement, le seul qui convient à nos rapports avec nos semblables », disait Valéry.
C'est le premier que le général de Gaulle a choisi d'adopter lundi à l'égard des parlementaires, au cours d'une séance qu'un député qualifia « d'opération-séduction ».
Opération réussie : il n'est pas un témoin qui n'ait été sensible au spectacle dont la répétition générale se déroulait dans les ruines de l'Assemblée, avant que d'être jouée dans tout le pays : ''la France allait enfin pouvoir à nouveau tomber amoureuse. A tort ou à raison, pour quinze jours ou pour quinze ans, fille séduite ou femme casée, c'est là un autre problème.
Qu'elle se soit successivement engouée du maréchal Pétain, du général de Gaulle, d'Antoine Pinay, et de Pierre Mendès France pour en revenir aujourd'hui au président de Gaulle prouve que les Français, versatiles dans leurs amours, sont constants dans le besoin de trouver, entre eux et cette abstraction que l'on nomme politique, une relation concrète.
Ce n'est pas une spécialité nationale. Que le pouvoir soit d'essence démocratique ou non, il a partout un visage, une voix, un nom, une physionomie, aimable ou exécrable. Les Américains ont eu Roosevelt. Ils ont Eisenhower. Les Russes ont eu Staline. Ils ont Kroutchev. Les Anglais ont eu Churchill. Ils ont en permanence une famille royale. Les Yougoslaves ont Tito, les Chinois Mao.
C'est de cette relation entre le citoyen et
« la politique », de tout le contenu humain de cette relation, que les élus de la IVe République ont frustré bien imprudemment les Français. Du temps qu'il en était président,
M. Vincent Auriol parvint à établir une communication superficielle mais chaleureuse entre le pays et sa plus haute représentation. Mais en période de crise, la famille royale d'Angleterre elle-même n'eût pas suffi à catalyser la conscience nationale sans la présence au gouvernement d'un chef capable de concevoir et de conduire une action.
Attaquer les hommes-grenouilles qui, voulant se faire aussi gros que le bœuf, ont fait crever la IVe République, recenser leurs bassesses, leurs suffisances ou, au mieux, leurs insuffisances, se dégoûter en détail de ce que nous avons toléré en gros relève maintenant de l'oraison funèbre. Même s'ils ne le savent pas, la plupart de ces hommes sont morts, morts comme ils ont vécu : sans honneur, sans courage, et sans imagination.
Toujours il sera difficile de défendre une République qui n'avait pour elle que ses principes et, encore, qui ne les appliquait pas.
Toujours il faudra la défendre parce que là, où disparaît
« la politique », la place est libre pour la tyrannie.
Mais « lorsque la lutte s'engage entre le peuple et la Bastille, c'est toujours la Bastille qui finit par avoir tort », a écrit l'homme dont il dépend aujourd'hui que renaissent les bastilles.
Ceux qui construiront, tôt ou tard, la prochaine République auront pour tâche de lui assurer une représentation humaine qui n'ait ni le visage du tyran, ni les six cents visages qui n'ont pu composer ensemble, à la Quatrième, qu'une face en forme d'assiette au beurre.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express