La lettre de ''L'Express''

Leçon de vie. Relate les frasques de Lady Docker « le produit pur, caricatural mais pur, d'une société aliénée dans l'argent. »
Lady Docker a fait un miracle. Cette pétulante Britannique a rappelé au monde étonné que Rainier de Monaco avait d'autres facultés que celles de semer ses bébés dans les magazines illustrés. Il peut, prince irrité, chasser l'importune de son auguste ville et de la Côte réunies.
On est parfois tenté de penser que les incidents qui nourrissent les chroniques mondaines se déroulent entre individus baroques sur une autre planète. Histoires de Martiens, modèle grand luxe.
Mais Lady Docker est, tout au contraire, le produit pur, caricatural mais pur, d'une société aliénée dans l'argent.
Tout est parfait dans son cas. Les revenus sur lesquels elle fonde son insolence, son mari aurait pu les tirer de quelque usine de ciment ou de textiles. C'eût été moins beau. Sir Bernard Docker s'est enrichi en fabriquant des armes.
Ces revenus, elle aurait pu se contenter d'en user pour collectionner les yachts, les pur-sang, les galeries de tableaux, les visons polychromes, les ivoires ou les châteaux historiques. On collectionne ce que l'on peut, et il n'y a aucune différence fondamentale de comportement entre celui qui rêve d'avoir quelques disques de plus et celui qui rêve d'avoir un Utrillo de plus.
Mais Lady Docker, saturée, dédaignant ces bagatelles, ne s'est employée qu'à tenter d'acheter directement, sans intermédiaire, de la dignité humaine.
C'est le besoin suprême du milliardaire, celui après lequel il n'y a plus rien. Il en est un en France, qui s'accorde ainsi de savoureux moments.
Prendre un homme de valeur qui gagne 100 ou 150.000 francs par mois, lui en proposer cinq fois plus puis, lorsqu'il est bien intoxiqué par les nouveaux besoins qu'il s'est créés, en faire votre valet et le voir se désagréger lentement sous vos yeux comme un métal plongé dans l'acide, voilà le plaisir. Mais celui-là est un subtil, un raffiné. Lady Docker en était encore à se faire la main sur du petit gibier : les ouvriers de son mari, qui ont accepté de jouer aux billes avec elle en buvant du Champagne, les maîtres d'hôtel de la Côte qui ont accepté ses gifles de la main droite et ses pourboires de la main gauche, les coiffeurs qui ont accepté ses démonstrations publiques de tendresse.
Rainier, soudain, a refusé le bouquet empoisonné : un cadeau, une insulte. Il est vrai qu'il ne risquait pas sa place.
« La France a perdu les Docker », s'est alors écriée l'extravagante. L'argent des Docker, les pourboires des Docker, les bancos des Docker. Disons plutôt que les Docker ont perdu la France, la leur, celle aux sourires corrompus à l'usage des porteurs de devises.
Mais s'agit-il vraiment d'une extravagante ? André Gide racontait que, se promenant un jour avec le jeune Léon Blum boulevard Saint-Michel, il s'étonna de voir soudain son compagnon rebrousser chemin pour prendre à un homme-sandwich le prospectus que celui-ci lui avait tendu en vain.
« J'ai failli l'humilier, dit Léon Blum. Il ne faut pas. »
Chaque fois que nous humilions plus homme-sandwich que nous, nous nous conduisons, à l'échelle de nos moyens, comme l'exquise Lady Docker.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express