La lettre de ''L'Express''

L'Express accusé par le Ministre de la Défense nationale d'avoir publié une photo truquée pour illustrer le récit de JJSS en Algérie. Longue explication de Françoise Giroud.
Le vendredi 8 mars, les clients de la brasserie Lipp, à Saint-Germain des Prés, pouvaient assister à un curieux spectacle : M. Bourgès-Maunoury, ministre de la Défense nationale, seul à une table, plongé dans la lecture de
« L'Express »...
Le soir, un bruit courait dans Paris. « Bourgès est furieux... Prenez garde... »
Mais c'est seulement dix jours après, le dimanche 17, alors que le deuxième chapitre du récit de Jean-Jacques Servan-Schreiber était déjà publié, que le ministre annonçait l'ouverture de poursuites devant la justice militaire sous inculpation de « démoralisation de l'armée », le crime de démoralisation d'un ministre n'étant pas prévu par la loi.
Dans le même temps, le bulletin « Message des Forces Armées », de mars 1957, rédigé par un groupe de jeunes officiers, publiait sous la signature de Milites ce texte terrible :
« La lutte contre les cellules F.L.N. a conduit l'officier à remplir trop souvent un rôle de policier ; certes les directives sont restées muettes à ce sujet mais il y aurait hypocrisie à nier l'existence de ce rôle et les graves conséquences qu'il entraîne pour le moral des officiers (...).
La transformation d'officiers en experts du troisième degré policier, en procureurs et en exécuteurs des hautes œuvres pose un grave problème... Si certains s'accommodent de cela au nom de la nécessité, l'élite morale des officiers répugne à cette tâche qu'elle soit aussi dégradante que vaine, elle quittera l'armée plutôt que de la continuer si l'on ne prend pas des mesures pour décharger l'armée de cette mission. »

Il restait les photos

Du récit de J.-J. Servan-Schreiber, lu à la loupe par ses services, le ministre pouvait tirer toutes les vengeances qui lui convenaient, et un motif de poursuites, mais il ne pouvait contester que le texte exprime la réalité algérienne. Il restait les photos.
Personne n'ignore que des agences, ou des photographes indépendants, ou même des photographes amateurs, détiennent des documents photographiques qui traduisent par des images réellement atroces la guerre algérienne.
Massacres et mutilations sauvages de Français, corps sanglants de musulmans, prisonniers branchés sur « le téléphone », cet appareil qui dispense du courant électrique, rangées de cadavres. i
Ces photos présentent aussi un grave inconvénient : les auteurs pourraient être identifiables.
Et l'on sait avec quelle rapidité le ministre de la Défense nationale transforme un témoin en inculpé !
Pour illustrer le récit de J.-J. Servan-Schreiber et pour reconstituer le plus fidèlement possible l'atmosphère de ce récit, nous avons examiné près de deux mille photos, fournies par les agences photographiques de presse, qui ont envoyé à plusieurs reprises leurs reporters en Algérie.
Dans ces milliers de photos, nous avons choisi les plus anonymes, les moins « sensationnelles », cherchant seulement à ce qu'elles évoquent le climat du récit. Et les légendes qui les accompagnaient étaient non moins discrètes.

Deux ou trois ?

Les agences photographiques sont des entreprises fort sérieuses et bien organisées.
Elles peuvent, cependant, commettre des erreurs.
Par exemple : au moment de l'affaire du général Faure, un quotidien reproduisit la photo d'un autre Faure. L'agence s'était trompée.
L'une des agences, justement réputée, auxquelles nous avions demandé du matériel photographique concernant l'Algérie, a glissé, par inadvertance, dans son envoi, une série de photos qui ne portaient aucune indication d'origine.
C'est une confusion de sa part et nous en avons été dupes. Le ministre de la Défense nationale, si scrupuleux dans l'exactitude de l'information, comme chacun sait, a découvert que deux des clichés reproduits dans « L'Express » ont été pris à Meknès. Peut-être y en a-t-il un troisième...
Examinée de près, aujourd'hui, il semble que la photo représentant une famille française en deuil pourrait avoir été prise au Maroc.
Une conclusion assez amère vient à l'esprit : si une erreur de ce genre a pu être commise, c'est que les Français en deuil et les musulmans abattus appartiennent à une réalité qui dure maintenant depuis cinq ans.
Donc, parmi toutes les photos entre nos mains, nous avions choisi, pour illustrer le désespoir musulman, une photo frappante mais non horrible.
Elle fut remise, comme toutes les autres, au service qui se charge de « cadrer » les photos, d'indiquer aux ouvriers graveurs la dimension qu'elles devront avoir, et de les retoucher.

Photo et photogravure

La retouche est une opération banale qui s'effectue par force dans tous les journaux et sur tous les clichés, les procédés actuels d'impression ne permettant pas de « faire venir » sur papier journal une photo qui n'a pas subi ce traitement. Il consiste à accentuer certains éléments en demi-teinte, à rendre les noirs plus noirs, les blancs plus blancs, à préciser les zones floues, etc., avant de remettre les documents à la photogravure.
Le retoucheur auquel fut confié l'un des clichés fit consciencieusement son travail et, parce qu'il connaît bien l'Algérie, il trouva bizarre la coiffure d'un personnage situé tout au fond du cliché et lui donna un coup de pinceau.
Ce qui a permis au ministre de la Défense nationale de parler de « manipulations portant seulement sur certains détails secondaires », et d'entreprendre aussitôt une campagne pour que la presse manifeste hautement son indignation.
En effet, dès le lendemain, des estafettes du ministère apportaient à tous les journaux des jeux de photos destinées à prouver :
1) Que nous avions publié deux photos prises au Maroc ;
2) Que l'une d'elles avait été truquée. Truquée pourquoi ? Dans quelle intention ? Pour tromper qui et sur quel sujet ?

La mémoire courte

Dans les journaux les moins suspects de sympathie à notre égard et les plus disposés à céder aux pressions du ministre, on haussa les épaules.
L'un d'eux, qui a toute honte bue, fit cependant de l'excès de zèle. Au point d'essayer, par l'étalage complet de clichés illisibles, de faire croire à ses lecteurs qu'une autre photo avait fait l'objet d'un « truquage », en prélevant des éléments de quatre clichés pour en reconstituer un seul. Ce qui, naturellement, est faux et d'ailleurs irréalisable techniquement. Notre photo n'est ni truquée, ni manipulée, ni triturée, ni reconstituée, ni quoique ce soit du même genre.
Il convient d'ailleurs d'être précis. Les truquages malhonnêtes sont extrêmement rares dans la presse française, d'autant plus rares que les professionnels peuvent toujours, un jour ou l'autre, les découvrir. D'autant plus rares que les retoucheurs auxquels on demande ce travail y répugnent s'il se fait à des fins de tromperie, et s'insurgent. D'autant plus rares que cela finit toujours par se savoir, car il y a beaucoup de monde dans un journal, un monde qui respecte son métier. Et la mémoire n'aurait pas été inutile à celui qui a joué les procureurs.
Mais là n'est pas le problème.
Jean-Jacques Servan-Schreiber écrit, et aussi longtemps qu'il n'en sera pas matériellement empêché, continuera d'écrire ce qu'il a vu et connu en Algérie.
M. Bourgès-Maunoury cherche, et continuera à chercher comment disqualifier, comment détourner l'attention.
On le comprend. Envoyer soi-même un journaliste encombrant faire la guerre en Algérie et se retrouver, huit mois plus tard, en face d'un témoignage dont il ne peut pas contester l'authenticité est une situation vexante.
On comprend aussi qu'il soit douloureux aujourd'hui aux hommes responsables d'entendre monter cette grande rumeur nourrie des voix de ceux qui sont revenus et qui parlent, et qui parlent...

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express