Désinformation dans la presse autour de la situation algérienne. Condamne une presse française qui se contente de puiser ses informations dans les communiqués du gouvernement
Le coût des opérations d'Algérie peut s'évaluer à 600 milliards en 1957. Cette information, donnée mardi soir par « Paris-Presse », ne manquera pas de surprendre ceux qui ont lu, dans le même journal, le 6 décembre, que « les charges de l'Algérie représentent un supplément budgétaire de 150 à 200 milliards environ ».
Egalement ceux qui ont lu dans « Le Figaro » du 10 décembre : « Le ministre (M. Lacoste) a montré que la somme de 700 milliards avancée pour le coût des opérations en Algérie ne correspondait à aucune réalité. »
Mais d'autres surprises, plus graves, les menacent aujourd'hui : « Il devient évident que la guerre d'Algérie sera de longue durée » a déclaré la semaine dernière M. Chaban-Delmas, ministre de la Défense nationale, en commission.
Six semaines plus tôt, il affirmait dans son message de Noël : « L'année nouvelle s'ouvre sur un grand espoir ». Et M. Robert Lacoste : « Je crois à une fin prochaine et heureuse des événements d'Algérie... Il est trop tard pour le F.L.N... Les choses peuvent aller plus vite que certains esprits ne l'envisagent... » Toute la presse a reproduit largement ces propos.
Tout au long du mois de décembre, quelles informations les lecteurs des éditorialistes français ont-ils pu retenir sur la situation algérienne ?
M. L. Gabriel-Robinet écrivait dans « Le Figaro » du 14 décembre : « Le F.L.N. perd pied en Algérie ». M. Paul Gérin, le 10 décembre dans « Paris-Presse » : « Je n'irai pas jusqu'à écrire que la partie est gagnée aujourd'hui (...) mais nous n'avons jamais été aussi près de tout gagner. » Le même journal rapportait, le 20 décembre, ces propos de M. Soustelle : « Si nous n'avons pas encore gagné en Algérie, je peux vous dire que l'ennemi, lui, a déjà perdu. » Et « L'Aurore » faisait écho aux déclarations de M. Roger Duchet, le 22 décembre : « Ce qui menace l'Algérie, ce ne sont plus les fellagha... »
Enfin, toute la France a appris, de la bouche du président du Conseil lui-même, que :
« Les mesures de pacification que nous avons prises aboutiront maintenant à d'importants résultats. La situation militaire s'est considérablement améliorée. »
Le croyait-il ? Alors on peut craindre qu'il n'ait été, comme les éditorialistes, comme les directeurs de
journaux, et comme leurs lecteurs, imparfaitement informé. Ce qui ne manquera pas d'inquiéter.
Le bilan des dernières semaines algérienne n'est pas, en effet, de nature à indiquer que cet optimisme était aussi bien fondé qu'on l'aurait souhaité.
Mais comment est-il possible que tant d'hommes, parmi les mieux placés pour savoir la vérité sinon pour la dire, se mettent eux-mêmes en situation d'être démentis, et aussi vite, par les faits ? Il faut donc en conclure qu'ils croient ce qu'ils disent et ce qu'ils publient.
La situation en Algérie n'est pourtant pas si mystérieuse qu'un enquêteur sérieux ne puisse l'apprécier, à condition qu'il veuille bien l'observer par lui-même et non à travers les communiqués du gouvernement général.
En vérité, il n'est même pas besoin de se déplacer. Il suffit de savoir lire l'anglais.
Tous les jours, des journalistes anglais et américains publient, dans leur presse, des reportages abondamment documentés sur l'Armée de Libération nationale et les maquis algériens.
L'hebdomadaire américain « Saturday Evening Post » a été saisi sur le territoire français, ce qui est une bonne manière de supprimer la contradiction sinon la rébellion. Mais si « les princes » du régime avaient eu envie d'en connaître le contenu, il ne devait pas leur être impossible de s'en procurer quelques exemplaires.
A défaut, ils auraient pu lire l'hebdomadaire anglais « The Observer » lorsque celui-ci a publié, entre autres, le reportage impressionnant de Joseph Kraft. Ni l'un ni l'autre ne parlent de la France. C'est le visage de l'adversaire qu'ils révèlent.
On peut considérer, peut-être, que les Français ne sont pas en état de lire froidement des informations rapportées froidement. Encore que ce soit une étrange façon de les juger.
Mais le pire semble que les responsables eux-mêmes ont choisi, en décembre, la morphine : ne pas voir, ne pas savoir.
Malheureusement, il n'existe pas d'anesthésique assez puissant pour qu'un pays puisse perdre ou gagner une bataille sans s'en apercevoir.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
presse
politique