Désintéressement des Européens face à la politique étrangère
Ce grand monsieur ému et couperosé, dont le sourire déclenche la sympathie comme la pression sur un commutateur déclenche la lumière, ce grand monsieur qui évoque si fort Maurice Chevalier et qui semblait dire, en prononçant sur l'aéroport d'Orly Lalayé par un vent glacial une déclaration d'amour à la France : •« Regardez-moi... Pour vous retrouver, de quoi ne suis-je capable ? », ce président Eisenhower qui a de si bonnes manières, faut-il être Américain pour se permettre de lui dire : « And so what ? » (Et puis après ?).
Deux mille journalistes parmi les plus cher payés du monde, venus des quatre coins de l'univers, ont câblé trois millions de mots pour résumer en un seul ce qui s'est passé au Palais de Chaillot — hors cette grande inquiétude de voir s'effondrer le plancher : rien. Rien du moins qui établisse vraiment entre les quinze nations intéressées et quelques techniciens ce courant mystérieux qui électrise les peuples dans les moments graves de leur histoire, et les met en situation de la comprendre et de la maîtriser.
Le sujet traité : notre vie et notre mort ; l'installation en Europe des bases de lancement pour les fusées atomiques capables d'atteindre le cœur de la Russie, ou le refus par l'Europe de servir à la fois de cible et de plateforme ; la définition enfin d'une politique qui n'ait pas pour objet de faciliter la « victoire » de l'un ou de l'autre camp, mais d'épargner à l'humanité d'avoir à payer le prix de cette victoire. Bref, la paix ou la guerre.
Les résultats acquis : le président Eisenhower supporte l'avion. Il peut chanter à la messe. Il dort bien même dans un lit Louis XVI. Et s'il a quelque difficulté à prononcer les mots « irrésistible » et « abhorrent », M. James Hagerty, son chargé de presse, a judicieusement remarqué qu'on pouvait gouverner les Etats-Unis en s'abstenant de les employer.
C'est la presse américaine qui, sous la plume de James Reston dans l'austère « New York Times », a parlé de « manœuvres publicitaires ». Pour Joseph Alsop, grâce à ce pouvoir que détient le président Eisenhower de « donner aux platitudes les plus éculées sur la liberté et la dignité humaines le son neuf d'une découverte de brûlante importance », la télévision a donné un spectacle joué par les meilleurs interprètes que l'on puisse réunir aujourd'hui en Europe. Rien de plus.
La presse anglaise, elle, s'enflamme à l'idée que, toutes les nuits, des avions américains décollent et rôdent au-dessus de la Grande-Bretagne, de la France, de l'Europe, avec leur charge de bombes atomiques prêtes à être larguées sur un signal. C'est, si l'on ose dire, une sécurité. Est-ce une politique ?
La presse française, elle, ne semble guère, dans son ensemble, savoir qu'il s'agissait de donner autre chose, au Palais de Chaillot, qu'une représentation de bienfaisance au bénéfice de la France. Elle se comporte à l'image d'une jeune fille rougissante de fierté après avoir été choisie par l'homme le plus important d'une soirée pour ouvrir le bal.
Comment s'étonner alors d'entendre tant de Français — et tant d'Allemands, et tant d'Anglais, et tant de Norvégiens — grommeler : « Ils nous embêtent avec leurs fusées... Qu'ils les gardent donc chez eux ! ».
Le grave n'est pas qu'ils le pensent, mais que cette attitude ne soit fondée que sur une totale méfiance, ou un total scepticisme à l'égard de ceux qui mènent actuellement les affaires de l'Occident.
Ce n'est pas le résultat d'un choix entre deux politiques clairement exprimées par des chefs responsables capables de concevoir une action fondée sur des réalités et non sur la protection que Dieu se doit d'accorder aux bons contre les méchants. C'est le recul instinctif d'un homme qu'un conducteur veut à toute force faire monter dans une voiture sans frein. Allez donc lui expliquer que, s'il poursuit sa route à pied, il sera rejoint et mangé par le méchant loup.
Entre le loup russe et la voiture folle de l'Occident, une grande envie vous prend de vous désintéresser de la question et de raconter aux petits enfants : « Il y avait une fois un homme nommé Roosevelt, un homme nommé Churchill... »
Cest ainsi que meurent les démocraties.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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