Torture subie par Djamila Bouhired, alors même que les pouvoirs publics niaient y avoir recourt.
Que vont-ils penser, ces millions de lecteurs, en apprenant de plumes autorisées et parfois vibrantes d'indignation que dans les geôles d'Alger une jeune fille de vingt-deux ans, Djamila Bouhired, condamnée à mort pour un attentat qu'elle n'a pas commis, a été torturée par des officiers français ?
Voilà une stupéfiante nouvelle. Ne leur a-t-on pas affirmé, depuis deux ans, que seuls quelques intellectuels dépravés, « exhibitionnistes du cœur et de l'intelligence », pouvaient imaginer de pareilles fables et s'en émouvoir ? N'ont-ils pas été nommément insultés à la tribune des Nations Unies par un délégué officiel de la France, les quelques journaux qui s'obstinaient à répéter : « Ecoutez, regardez, vous avez le droit d'approuver, mais vous n'avez pas le droit d'ignorer... »
Les « quatre grands de la trahison », déclarait M. Soustelle. Merci pour grands. Mais c'était trop d'honneur. Elle est si mince, si fragile, la flamme qu'il faut protéger pour empêcher que la nuit soit complète. Et ces sourires gênés, et cette hâte à parler d'autre chose, et cette façon de ne pas vous reconnaître en public, et ces sarcasmes amicaux à l'égard des sensibilités trop vives, et ces saisies qui ruinent, et ces inculpations qui salissent...
Mais peu importe, si la lumière gagne, si, à la tribune des Nations Unies, un délégué officiel de la France peut dire demain : « Nous ne sommes ni des bourreaux ni des pleutres. Les hommes coupables d'avoir encouragé ou toléré la politique de la torture, nous les ayons chassés... »
Nous n'en sommes pas là, et il faut bien voir comment les choses risquent de tourner.
La révolte qui soulève des journalistes confrontés, à travers le supplice de Djamila Bouhired, avec une vérité insupportable, va gronder pendant quelques jours. Persistera-t-elle ? Alors il faudra bien faire quelque chose. Publier par exemple le rapport dit « de la Commission de Sauvegarde ». Cette concoction soigneusement édulcorée des rapports individuels des commissaires pourrait à la rigueur être rendue publique, mais
ils ont mauvais caractère, ces commissaires... Quelques-uns, du moins, puisqu'ils ont été jusqu'à démissionner. Si l'un d'eux s'avisait, devant le texte gouvernemental, d'y découvrir de trop grandes différences avec ses propres observations ? Et s'il avait dû courage ? On spécule sur la médiocrité, et puis il se lève toujours un Bollardière...
Enfin. Imaginons. Le rapport est publié et il est honnête. Que se passe-t-il ? Quelles mesures prend-on pour qu'un désaveu officiel soit infligé aux responsables ? Vote-t-on un blâme à M. Lacoste, qui a protégé les coupables jusqu'à interdire aux fonctionnaires-témoins de venir déposer devant la commission ? Lui demande-t-on des explications ? Le démet-on de sa charge ? Allons donc !
« En nous tuant, s'est écriée Djamila Bouhired, ce sont les traditions de liberté de votre pays que vous assassinez, son honneur que vous compromettez, son avenir que vous mettez en danger. »
Vous ? Qui cela, vous ? Si l'on souscrit, comme le font d'éminents éditorialistes, à cette déclaration, il faut maintenant répondre à la question. Vous, qui est-ce ?
Aussi longtemps que ce pronom ne désignera aucun nom, il nous désignera tous, quand bien même nous nous serions donné bonne conscience en dénonçant une fois ou l'autre ses aberrations.
Peut-être même seront-ils, en bonne politique, les plus inconséquents et, en bonne morale, les plus coupables, ceux qui savent, ceux qui réprouvent, ceux qui prévoient, ceux qui protestent et qui, s'arrêtant en chemin, n'oseront pas demander : « Vous, monsieur Lacoste, avez-vous oui ou non accepté que l'on torture Djamila Bouhired en votre nom ? Et demain l'accepterez-vous encore ? »
Le chemin est pénible. Et l'on s'y sent encore très seul.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique intérieure