La lettre de ''L'Express''

Critique du député André Morice
C'est un ministre efficace, actif, affable, toujours prêt à rendre service et à inculper le « Monde » ; un patriote qu'un grand hebdomadaire illustré n'a pas craint de hisser la semaine dernière auprès du bon M. Pinay « du côté de ces Français un peu ridicules en civil parce qu'il semble qu'il n'y ait Jamais qu'une coiffure qui leur ait convenu : le casque de 1914 ».
M. André Morice avait, en août 1914, treize ans. Quelque précoce qu'ait été son goût pour le maniement des armes, son activité militaire devait à l'époque se limiter aux soldats de plomb. N'importe... Le voilà sacré brave homme à un million et demi d'exemplaires.
Pourtant, qu'un député use à son sujet de locutions telles que : « Voilà M. Morice qui recommence ses constructions... » et l'Assemblée de s'esclaffer.
Qu'a-t-il donc fait, M. Morice ?
S'il n'était en situation d'assumer les plus hautes charges que la nation puisse confier à un homme, son passé ne justifierait aucune investigation. Mais il y a des présents qui s'accommodent mal d'avoir été conjugués d'abord à l'imparfait. Le pays ne consomme pas tant de présidents du Conseil qu'il ne puisse satisfaire à l'exigence naturelle des peuples qui est de demander à leurs chefs plus de vertu qu'il n'est d'usage d'en pratiquer pour son compte.
Le pouvoir n'appartient jamais qu'à ceux qui le demandent. Tout homme qui se désigne ainsi lui-même, comme digne de l'exercer, doit pouvoir supporter, à chaque moment de sa carrière, la radiographie qui conclura : « Bon pour le service de l'Etat ».
M. Morice, qui est fort intelligent, ne l'ignore pas. Qu'il ne se soit pas senti handicapé, à l'aube de son activité politique, par cette ombre qu'on lui voyait à la hauteur des côtes, plaiderait en faveur de sa bonne foi.
Mais qu'a-t-il donc fait, M. Morice ? Quelques enquêteurs ont été chargés de réduire à des faits le cortège de rumeurs qui accompagne, depuis dix ans, l'actuel ministre de la Défense nationale. C'est une entreprise malaisée. Il y a ceux qui parlent — et qui ne savent rien. Il y a ceux qui savent — et qui ne parlent plus. Il y a la prudence des uns, l'imagination des autres, la peur de tous. Et comment leur en faire grief...
Tout homme qui a pouvoir, dit Alain, finit par se venger. Le pouvoir rend méchant par une réelle impuissance aussitôt sentie, celle qu'exprimait Denys le Tyran en disant : « Je puis mettre Platon aux fers, mais je ne puis mettre son jugement aux fers ». Certains préfèrent se garder tout entiers des fers.
Ce qu'il a fait, M. Morice ? Cest ce qu'un froid dossier expose ici. L'allusion ni l'insinuation ne sont des genres convenables en pareille matière. Les faits seuls comptent. Chacun en tirera ses propres conclusions.
Ce Mur de l'Atlantique, au pied duquel M. Morice se trouve périodiquement placé, c'est peut-être entre deux générations qu'il s'élève maintenant. Les jeunes hommes, les jeunes femmes qui composent la « Nouvelle Vague » ne l'ont-ils pas dépassé ?
Le questionnaire de base, que nous publions cette semaine, établi par l'Institut d'opinion publique pour sonder le cœur et l'esprit de ceux qui feront la France de demain, comporte, parmi vingt-cinq autres questions, celle-ci :
« Attachez-vous de l'importance à la manière dont les gens se sont comportés pendant la dernière guerre ? »
Peut-être les jeunes Français répondront-ils en masse :
« Non », en haussant les épaules.
Mais peut-être le temps n'efface-t-il que la mousse à la surface des choses et ce Mur de sang et d'argent demeurera-t-il, symbole éternellement dressé entre le simple citoyen, entrepreneur de travaux publics, et un homme d'Etat en charge du visage public de la France.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express