Publication des « Colloques de Rheinfelden » dans lesquels plusieurs philosophes s'interrogent sur le but que les sociétés peuvent se fixer.
Nation ou individu, le problème majeur que chacun doit affronter pour tenter de se gouverner au mieux tient en quelques mots : savoir ce que l'on veut. Une fois l'objectif défini, le plus dur est fait. Pour aller de Paris à Marseille, on peut emprunter dix itinéraires différents. Mais à quoi bon finir par atteindre Marseille quand on préférerait être à Lille ? Et comment espérer se trouver à la fois à Marseille et à Lille ?
Cette évidence, peu d'hommes sont, hélas ! entraînés à la considérer de bonne heure, dans les grandes comme dans les petites décisions de la vie quotidienne. Pourtant, une fois que l'esprit l'a assimilée, le gouvernement de soi est rendu possible, sinon facile. A l'occasion de chaque conflit, de chaque situation nouvelle, chacun peut, avant d'agir, définir son but, puis tenter d'y ajuster sa politique.
Au plan des nations, le problème se pose dans les mêmes termes. Et qui ne sent, au moment où se multiplient les rencontres entre chefs d'Etat, combien il serait important pour les hommes de l'Occident de savoir ce que leur pays veut, ce qu'il défend, ce qu'il convoite, ce qu'il propose à leurs ambitions collectives et individuelles ?
Tout le monde éprouve, plus ou moins, le vertige que procure le vide lorsqu'il advient que l'on se penche sur des formules telles que « la défense de la civilisation chrétienne » ou « le maintien des valeurs occidentales ».
Tout le monde le sent, mais personne ne l'avait dit avec pertinence, avec éclat, avec autorité, jusqu'à ces colloques de Rheinfelden, où MM. Raymond Aron, George Kennan, Robert Oppenheimer se sont rencontrés pour essayer de cerner le but que peuvent se fixer les sociétés hautement industrialisées.
« L'Express » s'est fait, en octobre, l'écho de ces colloques. Les interventions des vingt et un participants sont aujourd'hui réunies en un ouvrage dont la publication coïncide avec celle d'un essai où M. J.-P. Sartre étudie les limites de l'existentialisme face au marxisme.
Le vocabulaire philosophique n'étant accessible qu'aux spécialistes, les « Colloques » constituent, croyons-nous, pour le lecteur non initié, le premier effort important de réflexion et de discussion sur un sujet qui domine, en vérité, non seulement les préoccupations des grands esprits, mais, consciemment ou non, l'existence de chacun et singulièrement des jeunes gens réduits, soit au plus démoralisant matérialisme, soit à la quête mélancolique d'une raison de vivre qu'aucune philosophie ne leur fournit plus.
Quelqu'un disait un jour, à propos d'une femme dont on critiquait la conduite :
— Avouez tout de même qu'elle a du caractère.
— D'accord, lui répondit-on. Mais pour quoi faire ?
Nous avons, l'Occident possède des richesses matérielles et culturelles, des savants, des lettrés, des moyens techniques immenses.
Pour quoi faire ? « Quel sens voulons-nous donner à la vie ? Quelle est la vie bonne ? Quelle est la société bonne ? » demande Raymond Aron.
L'Est travaille avec acharnement à « rattraper les Etats-Unis ». Mais « à quoi sert la croissance ? », demande George Kennan. « Je propose d'inclure la réponse dans tout jugement que nous pourrions porter sur les buts de la société industrielle. »
L'organisation sociale confine l'homme moyen dans la solitude. Est-ce une plaie, guérissable ou inguérissable ?
« J'ai l'impression qu'en Amérique, ce qui manque le plus, c'est le consentement à tenir assez à quelque chose pour être exposé à en souffrir », constate Jeanne Hersch.
Que pourrait être ce quelque chose ? Et y a-t-il un aspect irréductible du tragique dans la vie humaine ?
Il est hors de question de résumer ici ne fût-ce que les thèmes de ce gros livre dont le but est précisément d'ouvrir des portes, non de les fermer sur de prétendues vérités pétrifiées en formules.
Disons seulement que devant, ces portes ouvertes, le vertige qui s'empare de l'esprit n'est plus celui que procure le vide, mais celui qui saisit devant l'abondance, l'abondance des tâches dures et nobles qui attendent les hommes du XXe siècle, s'ils veulent conserver et transmettre le goût de la vie.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
société