La lettre de ''L'Express''

Si les doctrines communistes sont hautement discutables, l'anticommunisme l'est également.
Que se passerait-il si le monde expulsait le communisme, comme on expulse le Diable des possédés ? A première vue, cette question peut paraître pour le moins gratuite. Pourtant, à la veille du voyage de M. Krouchtchev en France, où une fraction puissante, sinon nombreuse, de la population, s'apprête à manifester, sous la pression conjuguée de la hiérarchie religieuse, d'une grande partie de la presse et de quelques groupes armés, son active hostilité ; au moment où les meilleurs éditorialistes américains, Walter Lippmann, James Reston, Joseph Alsop, et les représentants du « Grand Capital » disent publiquement l'inquiétude que leur inspire le « retard stratégique » de leur pays face à l'U.R.S.S., cette question mérite d'être méditée.
Imaginons. Touchés par la grâce, 200 millions de Russes et leurs chefs déclarent demain : « Marx, Lénine, Engels... fini. Tout bien pesé, les mœurs capitalistes occidentales ne manquent pas de charme. Maintenant que notre pays est devenu une grande puissance industrielle, reconvertissons-nous en démocratie capitaliste.
« Qui détiendra le capital ? Qui possédera les moyens de production ? Qui décidera, en dernière analyse, de la répartition de nos efforts entre biens de consommation et bien d'équipement ?
« Puisque nous ne souffrons pas, au départ, des mêmes handicaps que les nations occidentales, décidons que ce sont les plus intelligents et les plus travailleurs qui recevront le droit de s'enrichir et de spéculer, à la Bourse, sur l'acier ou sur le rouble. Puisque, cela va de soi, nous ressuscitons la Bourse.
« Les pays satellites ? Ils ont le droit de procéder à la même reconversion, de rappeler leurs émigrés, de reconstituer les grands domaines, les monopoles, les industries privées, les partis politiques.
« Bien entendu, nous laisserons chez eux toutes les forces militaires et autres rampes de lancement nécessaires à notre défense. Comme l'Occident, vous dis-je, comme l'Occident.
Bon c'est fait. Que se passe-t-il ? Quel est celui de nos problèmes présents qui se trouve résolu ou même fondamentalement modifié ? Les pays colonisés cessent-ils de revendiquer leur indépendance ? L'Afrique et l'Asie replongent-elles dans leurs ténèbres ? L'Allemagne renonce-t-elle à obtenir un jour sa réunification ? La Russie non soviétique et les Etats-Unis perdent-ils soudain le sens de leurs intérêts respectifs, économiques et stratégiques, en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, dans le Pacifique, ou en Méditerranée ?
Les stocks de bombes et la tentation de faire valoir leur existence pour imposer telle exigence, pour protéger tels intérêts, fondent-ils au soleil ?
Passons aux problèmes intérieurs. Contaminés par l'exemple russe, les dirigeants des partis communistes occidentaux déclarent : « Tout bien pesé, le régime capitaliste ne présente pas que des inconvénients. Camarades, inscrivez-vous en masse au parti socialiste de votre pays. »
Que se passe-t-il ?
En Italie, c'est le désastre. Plus le moindre communiste à vendre aux Américains. Et de quoi aurait vécu l'Europe, depuis 1945, si elle n'avait pas eu de communistes à vendre ?
En Allemagne, plus le moindre chantage possible à l'agression des forces matérialistes contre les forces spirituelles de l'Occident. On se retrouve comme dans le bon vieux temps : impérialisme contre impérialisme.
A Formose, les généraux se suicident en série. Détail sans importance.
Et en France, que se passe-t-il en France ? La débâcle agricole est-elle réduite ? Les Algériens déposent-ils les armes ? L'Armée se résigne-t-elle à rentrer à Romorantin pour y jouer au bridge ? Improbable. Hautement improbable. En revanche, un Français sur trois devient électeur, ou militant, du Nouveau Parti Socialiste. Un nouveau Marx, sachant, comme Schumacher, que « si Marx avait vécu aujourd'hui, il n'aurait pas réfléchi sur le Capital mais sur l'Etat », élabore à partir de la situation de 1960, une nouvelle doctrine et définit de nouveaux objectifs aux pays évolués. Une nouvelle ouverture sur un avenir où humanisme et socialisation se concilient est offerte à l'imagination et à l'espoir des hommes... S'y engouffrent toutes les forces de gauche ressoudées... Personne ne sent plus le soufre...
Vous voyez d'ici la catastrophe pour tous les chiens de garde des grands intérêts privés ?
C'est pourquoi, si le communisme est discutable — et j'entends bien qu'il l'est sur plus d'un point — l'anti-communisme ne l'est pas. C'est le miroir nécessaire aux affreux pour qu'ils se voient beaux.
Il faut, il faut que M. Krouchtchev ait l'oreille pointue et le pied fourchu.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express