La lettre de ''L'Express''

Reproduit plusieurs extraits d'analyse politique publiés depuis l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle. S'interroge « avons-nous bien informé ? » Met en lumière l'opposition farouche à de Gaulle et à la guerre d'Algérie
« Et puis vite, qu'on ne reparle plus de ces affreuses journées ! »
Quand on s'appelle Robert Bony et que l'on dirige « L'Aurore », c'est, en effet, tout ce qui vous reste à souhaiter. Que vos lecteurs aient la mémoire courte.
Mais tout le monde ne puise pas sa pensée politique aux mêmes sources que M. Bony. Et les choses, chacun le sent, ne vont pas se remettre tout bonnement en place, à la place qu'elles occupaient le 19 janvier au soir.
Comment vont-elles évoluer ? Et pour nous, plus précisément : quels doivent être aujourd'hui le rôle et la politique de « L'Express » ? Libres d'infléchir notre journal dans le sens qui nous paraîtra le meilleur, le plus juste, nous avons voulu, avant de répondre à cette question, procéder à une autocritique. Par égard pour nos lecteurs et pour nos collaborateurs, et aussi par défiance vis-à-vis des mouvements passionnels que la situation pathétique de notre pays peut nous inspirer.
Les journalistes ont des témoins impitoyables : les articles qu'ils ont écrits. Ce sont ces témoins que nous avons consultés, comme chacun de nos lecteurs peut le faire. Et nous leur avons demandé : depuis le 13 mai 1958, avons-nous bien informé ? L'analyse de la situation politique que nous avons donnée chaque semaine se révèle-t-elle, à la lumière des récents événements, juste ou fausse ? Sommes-nous fondés ou non à poursuivre, avec la confiance de nos lecteurs ?
89 semaines, cela fait 89 numéros de « L'Express ». Je viens de les consulter, non sans angoisse. Tous ceux qui, dans leur vie, ont eu simplement à relire une correspondance privée peuvent imaginer ce que signifie cette expérience. En voici le résultat :

A la veille du 13 mai :
Paris est un satellite d'Alger. Les décisions sont prises par le pouvoir réel, celui d'Alger.
Cette situation durera aussi longtemps qu'une majorité de gauche sera impossible à réunir derrière un gouvernement. Elle durera donc, sans doute, jusqu'à des bouleversements politiques et profonds dans ce pays. Ce n'est pas M. Pinay, ni M. Pleven, ni M. Pflimlin qui arrêteront, par quelque astuce, la guerre d'Algérie — ils n'en ont plus le pouvoir. Ce sera la volonté populaire, le jour où elle aura trouvé une expression politique lui permettant d'engager l'épreuve de force avec le pouvoir algérien. Nous n'y sommes pas encore.
(17 avril 1958.)

La lutte n'est qu'en apparence pour ou contre de Gaulle ; elle est en vérité pour ou contre l'ordre que les maîtres d'Alger et leurs alliés à Paris, détenteurs aujourd'hui d'une supériorité physique provisoire, veulent — avec de Gaulle et par lui — nous imposer. Où est donc le choix ?
Se battre tout de suite, se battre plus tard — c'est la seule alternative qui soit offerte à ceux qui ne peuvent pas se plier aux ordres des légionnaires.
(29 mai 1958.)

« On n'est pas contre la nation quand on crie « Vive de Gaulle ! ». Cette sentence du président du Conseil, du temps où il n'était encore que candidat, résume sa propre analyse politique et décrit la situation originale de sa tentative. Pour lui, et par lui, le conflit fondamental qui oppose la démocratie française au Mouvement français d'Algérie doit se résorber, se dissoudre, disparaître dans la communion « nationale » dont de Gaulle est le symbole et l'agent.
Si ce conflit n'est qu'en surface, fondé sur des méfiances et des malentendus, alors de Gaulle n'a pas tort et il pourra ce que peut un homme de son patriotisme et de son autorité : éclairer ses concitoyens, dissiper des équivoques, réconcilier ce qui est conciliable. Tels sont sûrement son projet et sa légitime ambition.
Mais si ce conflit n'est pas superficiel, si — comme nous le croyons — il traduit une opposition d'intérêts fondamentale, irréductible, entre la nation et la faction algéroise, de Gaulle alors ne peut rien être d'autre qu'une suspension d'armes, un répit, un entracte.
(5 juin 1958.)

Le gaullisme est en train de s'identifier à l'équivoque. Tandis que les « activistes » des comités, eux, savent clairement ce qu'ils veulent. Et comme ils ont jusqu'à maintenant marché de succès en succès, ils pensent pouvoir obtenir ce qu'ils veulent, fût-ce du général de Gaulle.
(3 juillet 1958.)

Plus de deux mois après l'avènement du général de Gaulle, l'état-major de l'armée d'Algérie, en union organique avec la colonisation civile, continue à s'affirmer comme la force politique sur laquelle repose le régime nouveau, et dont il doit exprimer et réaliser les objectifs. Ces buts sont simples et précis : intégration de l'Algérie et de la métropole, mise à l'écart des partis politiques.
(7 août 1958.)

Que l'intransigeant et incorruptible procureur d'hier, aujourd'hui garde des Sceaux lui-même et Prince du régime, nous permette de lui demander jusqu'où, en conscience, doit maintenant s'étendre, selon lui, le domaine obscur de la raison d'Etat.
Au sommet de l'Etat nouveau est le général de Gaulle — dont on peut apprécier diversement les intentions et les actes politiques, non l'indépendance — mais il semble bien reposer, à sa base, sur tout un monde hétéroclite et mystérieux qu'a sécrété peu à peu l'abcès algérien. Monde de complicités et de compromissions, où l'argent et le crime se sont mêlés si étroitement aux mobiles politiques sincères qu'il est difficile aujourd'hui de faire le partage et qu'il est difficile à ces hommes de trancher les liens obscurs, contraignants, qu'on devine dans l'ombre du pouvoir.
(6 novembre 1958.)

L'état-major de l'armée traite le gouvernement actuel comme les précédents : il obéit quand on fait sa politique, il sabote quand on essaye d'en faire une autre. Il tient l'Algérie, aujourd'hui comme hier. Donc il nous tient. Et aussi longtemps que de Gaulle ne voudra pas affronter ce pouvoir, qui est le pouvoir de fait, ses intentions algériennes ne déboucheront sur aucune issue politique. Aujourd'hui comme hier.
(13 novembre 1958.)

De Gaulle a un grand rôle à jouer. Il serait criminel de vouloir à tout prix le rejeter de l'autre côté. Car si l'épreuve civile est inévitable pour mettre fin à l'aventure algérienne, il faut tout faire pour qu'elle, soit la moins dramatique possible, et surtout — surtout — pour qu'elle tourne bien.
Or, les ultras ont la force, l'armée, le pouvoir, en grande partie grâce à la caution tacite de de Gaulle.
(19 mars 1959.)

Après les véhémentes déclarations du jeune député parachutiste Lagaillarde, un mouvement d'opposition massive au président de la République est parfaitement concevable.
(2 avril 1959.)

Les militaires qui font profession de penser ne veulent entendre parler d'aucun argument économique, ils refusent de se demander si la personnalité musulmane du peuple algérien est compatible avec une fusion, ils acceptent d'envisager pour l'avenir une fédération, mais ils déclarent que, si l'on veut écraser le F.L.N., il faut le faire au nom de l'intégration, car la guerre seule ne suffit pas.
Or, c'est sur ce sujet que se voit attaqué le général de Gaulle par des éléments comme M. Lagaillarde. Dans ces conditions, il faut bien le dire : une partie de l'armée risque de considérer que les ultras expriment ses désirs, une certaine symbiose menace de réapparaître et l'épreuve de force va peut-être avoir lieu, comme l'annoncent d'ailleurs clairement les activistes.
(2 avril 1959.)

— Vous êtes prêts ?
— Nous le sommes. Et d'autres avec nous.
— Il y a, dit Roseau, le Front national français d'Ortiz, qui groupe des éléments très nombreux et très durs ; le M.P.13, Martel et Crespin ; le Mouvement nationaliste étudiant de Suisini, qui forme des doctrinaires et des cadres.
Je demande :
— Ah ! ce sont des intellectuels ?
— D'un type spécial, me répond J.-M. Bernard, en insistant sur le mot « spécial ». Je vous répète qu'au moment de l'épreuve de force nous aurons toute l'Algérie derrière nous.
— Et l'armée ?
— Vous croyez que l'armée nous tirera dessus si de Gaulle vend l'Algérie autour d'une table ronde ? Vous verrez.
(23 avril 1959.)

Un choc se prépare entre les éléments libéraux du régime et ceux qui veulent profiter de la guerre d'Algérie pour installer leur dictature.
(2 juillet 1959).

Dans un article où nous rapportions les propos d'un officier avant la déclaration annoncée pour le 16 septembre : « N'oublie pas ce que je te dis. Si c'est autre chose qu'une astuce diplomatique, l'histoire de de Gaulle, alors à Alger ce sera le coup de torchon. »
(3 septembre 1959.)

Après le discours du 16 septembre : Il faudrait une telle fermeté pour faire accepter ce développement aux ultras d'Alger et à l'armée que l'affirmation de cette volonté constituerait l'acte qui modifierait le cours des choses.
(24 septembre 1959.)

Il suffit d'avoir connu un peu l'effroyable bouillon de culture qu'est la guerre algérienne pour souhaiter passionnément qu'elle prenne fin. Ei si de Gaulle voulait se battre pour y parvenir, nous serions, à cet égard, aussi gaullistes que nous l'étions, comme François Mauriac veut bien le rappeler, il y « dix-neuf ans. Allons-nous connaître cette immense satisfaction ?
(8 octobre 1959.)

Le 22 octobre, « L'Express » est saisi parce que nous désignons nommément les militaires qui ont participé à la tentative de complot annoncée par M. Neuwirth. Dans le même numéro :
— Les affaires du pays ne se négocient plus entre le gouvernement et l'opinion, mais entre le gouvernement et l'armée. La partie est serrée.
— L'amertume ou la colère des organisations ultras ne peut éclater que si l'armée est prête à les appuyer.
— Demain, des mandats d'amener seront-ils lancés ? Probablement non. A supposer même qu'elles fussent menées jusqu'au bout, ces entreprises d'assainissement seraient forcément limitées. Car, si le gouvernement était décidé à sévir, il faudrait qu'on s'efforçât de bien viser : en frappant tel de ceux qui, aujourd'hui, sont devenus ses adversaires, s'il n'y prenait garde, il risquerait plus d'une fois de blesser grièvement l'un de ses proches, l'un de ses amis et, peut-être, l'un des siens.
(22 octobre 1959.)

Jusqu'où jugera-t-il pouvoir aller vers Abbas et jusqu'où s'étendront dans l'Etat les complicités que connaît et symbolise Tixier ? Voilà la difficile équation qui résume l'incertitude du régime. De Gaulle emploie sa ruse à s'en sortir et la France avec lui.
(12 novembre 1959.)

Après la conférence de presse du 10 novembre 1959 :
—- L'homme qui vient de parler n'est point, comme on l'a chuchoté, un homme las et diminué assis au bord de l'Histoire. Ce sont les Français qui, las et rognés, sont assis au bord de de Gaulle.
— Aussi « fidèle », comme on dit, que soit le Premier ministre à l'égard du général de Gaulle, il est tenu.
En écrivant cela noir sur blanc, en replaçant l'affaire Mitterrand dans son vrai contexte, en faisons-nous, contrairement à l'intérêt du pays, « une machine de guerre contre le régime » ? Mauriac nous pose la question. Je réponds : non. Sans l'ombre d'une hésitation. Je réponds que, par une affaire comme celle-ci, nous découvrons que M. Debré dont nous avons cru, il y a un mois, qu'il pourrait s'opposer à ses amis de droit commun, est inutilisable. Il vaut mieux s'en apercevoir plus tôt que plus tard, dans l'intérêt même du régime. Car le cas Debré pose tous les autres : le général de Gaulle doit se défaire, au gouvernement, dans l'armée, dans la police, de tous ceux qui sont compromis dans les conjurations en tous genres qui ont abattu la République après avoir toléré, au passage, quelques forfaits. Ou bien il doit renoncer à tout espoir de paix. Voici une occasion.
(26 novembre 1959.)

Les citations ci-dessus sont extraites des éditoriaux de « L'Express » et des articles ou enquêtes de Jean Daniel, Jean Cau, Claude Krief, etc.
Nos lecteurs trouveront, dans ce numéro, leur analyse et leurs informations.

Françoise Giroud

P. S. — Il parait que toute la « virilité » française s'est réfugiée chez les Français d'Algérie. Du moins, ceux-ci nous l'ont-ils beaucoup dit. MM. Ortiz, Lagaillarde et leurs amis en ont fait dimanche la démonstration en demandant aux femmes d'Alger de les protéger contre des agresseurs éventuels.
Etre « un homme », cela consisterait en somme à refuser aux femmes l'honneur de combattre mais à leur accorder celui de se faire tuer. Félicitons-nous donc que les hommes de la métropole soient dépourvus de cette virilité-là.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express