Condamne l'antisémitisme après le déroulement d'exactions antijuives en Allemagne. Prône la diffusion du court film d'Alain Resnais « Nuit et brouillard » dans les salles de cinéma.
L'antisémitisme, ce sanglant snobisme, est une vieille histoire. Une histoire que l'on racontera aussi longtemps qu'il y aura des petits bourgeois qui se voudraient aristocrates et qui peuvent se ressentir tels ; c'est-à-dire riches d'un privilège octroyé de naissance — en méprisant les Juifs de leur pays.
C'est commode, ça ne coûte rien, et dans certains milieux cela fait même assez distingué.
Mais, depuis la guerre, c'était une histoire qui se racontait à mi-voix. La fumée des fours crématoires enrouait encore trop de gorges.
Il a suffi que quelques Allemands nostalgiques soient repris de leur tic et, ici et là, déclenchées sur ordre ou spontanément, voilà que les petites organisations hitlériennes qui n'ont jamais cessé d'exister ne se sentent plus.
Quel âge ont-ils donc, ces jeunes gens, pour ignorer que sur la croix gammée ce ne sont pas seulement « des juifs » qui ont été crucifiés, mais des millions d'hommes de par le monde ? Où étaient-ils, entre 40 et 45 ? Au berceau, pour n'avoir pas compris ce que l'araignée noire surgissant sur les murs des villes qui furent occupées par l'Allemand fait lever dans la mémoire.
Mais peut-être ont-ils raison. Peut-être l'Europe a-t-elle, comme disait l'autre, la mémoire courte et ne sait-elle déjà plus que l'antisémitisme agissant n'est, si l'on ose dire, qu'un détail, une étape sur la voie du national-socialisme.
Émotion officielle, éditoriaux choqués, discours et manifestations solennelles, hommages aux martyrs, tout cela est bien beau. Pour quoi faire ? Le néofasciste antisémite est un bossu de l'âme. Son infirmité est sans rémission. Lorsqu'il menace de devenir contagieux, il ne faut pas seulement vitupérer le malade. Il faut l'isoler.
Entre les hommes sains et les autres, le cordon sanitaire est aujourd'hui facile à établir. Des millions d'hommes, de femmes, d'enfants de toutes confessions et de toutes nationalités l'ont tressé de leur souffrance. Il porte un nom : « Nuit et brouillard ».
C'est le titre d'un court documentaire réalisé il y a quelques années par un Français, Alain Besnais, sur divers camps de concentration allemands.
S'il y a véritablement — et il y en a — des hommes résolus à ce que le langage de la croix gammée ne soit plus jamais entendu, ils disposent d'un moyen démocratique, correct et simple : diffuser ce film.
Je dis que si M. André Malraux, ministre de la Culture, et M. Roger Frey, ministre de l'Information, sont réellement hostiles aux manifestations d'inspiration national-socialiste, ils demanderont à tous les exploitants de salles cinématographiques de substituer, ne serait-ce qu'une semaine, « Nuit et brouillard » aux actualités.
Je dis que si les présidents des grandes compagnies de distribution françaises — Cinédis, Cocinor, Pathé, Gaumont, Sofradis — sont réellement hostiles aux manifestations, d'inspiration national-socialiste, ils se mettront d'accord pour que, pendant une semaine, « Nuit et brouillard » accompagne tous leurs films, en guise de complément de programme.
Je dis que si M. Albert Ollivier, directeur général de la télévision, est réellement hostile aux manifestations d'inspiration national-socialiste, nous verrons bientôt « Nuit et brouillard » sur le petit écran.
Les Allemands — rendons-leur justice — ont été les premiers à répondre à leurs nazis par la projection du film d'Alain Besnais, dimanche dernier, dans une grande salle de Berlin. Ils ne sauraient donc s'offusquer que nous en fassions autant.
Je dis que tout adolescent qui a, aujourd'hui, entre 15 et 20 ans, doit savoir quelle réalité recouvrent les mots dont nous usons, et vers quelle inéluctable issue leur siècle les conduira, bourreaux ou victimes, s'ils acceptent qu'il y ait des bourreaux et des victimes.
Or, il ne faut pas s'y tromper, ils ne savent pas. Mais ils appartiennent à cette génération privilégiée pour laquelle, grâce au cinéma, les leçons de l'Histoire peuvent n'être point entièrement perdues.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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