La lettre de ''L'Express''

Prend la défense d'une large partie de la population qui gagne mal sa vie, alors même que d'autres font bonne chère.
Vous êtes salarié. L'entreprise pour laquelle vous travaillez a changé de mains et votre nouveau directeur vous déclare, après dix-huit mois : « Félicitons-nous, tout va pour le mieux, les affaires sont excellentes. Grâce à ma gestion, notre trésorerie est prospère et notre expansion assurée... ».
Que faites-vous ? Vous vous réjouissez et vous dites : « Je gagnais 50.000 francs par mois en 1957. J'ai été augmenté, depuis, de 15 %. Je gagne donc aujourd'hui 57.500 francs. Mais, selon les chiffres officiels, le coût de la vie a augmenté dans le même temps de 25 %. Mon pouvoir d'achat est donc réduit à 46.000 francs par mois. Puisque votre gestion est si satisfaisante, souffrez donc que je sollicite une augmentation. Non pour vivre mieux, mais pour ne pas vivre plus mal qu'en 1957... »
Votre directeur répond :
« Je vous dispense de hautes satisfactions morales, et vous m'opposez de basses revendications matérielles ! Honte à vous l... »
Que faites-vous ?
Les employés de M. Michel Debré, c'est-à-dire les fonctionnaires de l'Etat, ont choisi la grève.
Faut-il qu'ils aient le cœur mal placé !...
Des gens qui vous gagnent des 86.478 francs par mois (un facteur parisien débutant), des 45.000 francs par mois (une infirmière-major), des 63.800 francs par mois (un technicien des installations téléphoniques, après 24 ans de service). Un million de fonctionnaires parmi lesquels 820.000 gagnent moins de 50.000 francs par mois, et qui persistent à demeurer magistrats intègres, enseignants consciencieux, agents du fisc incorruptibles...
C'est donc qu'ils lui sont attachés à leur entreprise, quel que soit le directeur. D'où vient qu'ils se soient cependant résolus, en grand nombre, à montrer de l'humeur ? Souffre-t-on de la faim, du froid, marche-t-on pieds nus au service de l'Etat ? Nullement. Alors ?
Alord, dans une société où tout est conçu, organisé, mis en oeuvre pour augmenter le profit, c'est-à-dire pour créer le besoin, pour exaspérer chez les hommes, chez les femmes, chez les enfants, le désir de posséder, d'acquérir, de jouir des biens de ce monde et d'en faire jouir ceux que l'on aime, il arrive que l'on soit très malheureux, fût-ce devant une auge pleine et de la paille fraîche.
Un facteur a le droit de se sentir malheureux parce qu'il ne pourra jamais acheter un poste de télévision. Une infirmière a le droit de se sentir malheureuse parce que les bas fins, les disques ou l'ascenseur qui lui épargnerait, le soir, cinq étages, lui sont interdits. Un jeune magistrat est-il outrecuidant lorsqu'il a envie d'aller un soir au théâtre ? Un professeur est-il coupable lorsqu'il convoite des livres ?
Rien de plus insolent que ces « budgets-types » où rien ne manque, n'est-ce pas, puisque les exigences primaires du corps sont prévues. Comme pour des bêtes.
Il est beau de s'élever en termes nobles contre les civilisations matérialistes qui détruisent les valeurs spirituelles de la chrétienté. Mais on se demande parfois de quelles civilisations il s'agit et si les soldats de Dieu doivent se compter parmi ceux qui, dans vingt jours, célébreront Noël au foie gras, ou parmi le personnel d'un hôpital de la « banlieue rouge » qui assurera ce soir-là son service, pour quarante mille francs par mois.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express