La lettre de ''L'Express''

Décrit la conférence de presse gaullienne comme un spectacle de théâtre
Au Théâtre de France, « Tête d'or ». A la Comédie-Française, « Electre ». A l'Opéra, « Carmen »... Pas une de ces soirées fastueuses, dédiées à la renaissance de l'art dramatique, qui vaille — que M. Malraux nous pardonne — le spectacle à un seul interprète donné mardi au palais de l'Elysée.
Le cérémonial ne varie pas plus qu'il ne se renouvelle dans les théâtres d'Etat. Là, le Premier ministre, les ministres seconds et leur suite. Deux mille spectateurs, toujours les mêmes, guindés dans leur tenue de cour : corps constitués, officiels, dignitaires du régime assortis de leur épouse, de leur descendance, et des amis de la famille, s'inclinant, pour baiser une main, avec une lenteur calculée. Les plastrons d'habit ont de ces incartades...
Aux quelques places qui restent, les « personnalités parisiennes » agréées par les cabinets ministériels et, toujours, quelques moutons noirs introduits on ne sait comment dans la bergerie de ce faux Versailles...
Ici, le Premier ministre, les ministres seconds, sept cents journalistes en veston, toujours les mêmes, qui doivent montrer patte blanche dès le seuil du palais, en produisant, avec leur carte d'invitation, leur carte professionnelle. Mais on agrée à l'Elysée toutes les nuances de l'opinion française et internationale, qui sont également représentées.
Premier contrôle à la grille du faubourg Saint-Honoré, avec prière, courtoise et ferme, de ne point traverser la cour en ligne droite pour atteindre le perron, mais d'emprunter le trottoir cimenté. Le crissement des pas sur le gravier indispose le président.
Quelques marches, la fameuse porte vitrée. A droite, nouveau contrôle d'identité ; puis c'est l'immense salon, plafonds célestes aux anges dorés, aubussons, lustres géants. Sept cents petites chaises sont alignées sur dix rangs, face à une estrade. Derrière les chaises, les caméras de la télévision.
A gauche de l'estrade, le box des témoins où viennent, l'un après l'autre, s'insérer les ministres. La chaise la plus proche de l'estrade est réservée à M. Debré, pâle, un peu attendrissant avec son air d'élève qui avait pourtant bien repassé sa composition mais qui va être collé. Derrière lui, M. Malraux qui se permet d'arriver en retard et qui en sera puni : il est assis à côté de M. Soustelle, prospère et bronzé au soleil du Sahara.
Derrière encore, les autres. M. Michelet, avec sa bonne tête fatiguée d'ours en peluche ; M. Buron, barbe gaie ; M. Guillaumat, menton haut, oeil bleu glacé ; M. Couve de Murville, désinvolte et se prenant apparemment moins au sérieux que ses collègues, etc.
15 h. 59 : les rideaux de damas beige qui se joignent derrière l'estrade, frémissent.
16 h. : ils s'ouvrent. Le président paraît et disparaît derrière vingt photographes. Dix secondes, vingt secondes, trente secondes... « Merci, messieurs ».
Les photographes, dociles, vont se ranger au fond de la salle, découvrant le président, assis très droit sur son fauteuil rouge et dont le teint rosira lentement sous les feux convergents, des projecteurs.
Il prend la parole d'une voix d'abord un peu terne, un peu plate.
Du côté des ministres, on se tortille, on se gratte le nez, on se torture l'oreille, on fixe un point vague dans l'assistance, on prend l'air de quelqu'un qui connaît à l'avance le texte prononcé sur l'estrade. Mais personne n'en croit rien.
Le président commet un lapsus, bute exceptionnellement sur un mot, annonce l'arrivée à Paris de M. Krouchtchev pour le 15 mars, et termine son exposé de politique internationale en invitant les journalistes présents à lui poser des questions.
Ces questions, chacun sait déjà sur quels points elles porteront. Elles ont été déposées au préalable à l'Elysée. Les unes ont été reçues, les autres repoussées.
Lorsqu'un journaliste étranger — il y en a toujours un — s'obstine à poser une question non convenue, il fournit
l'intermède comique. Il s'agissait, cette fois, d'un Allemand solennel et longuet dans son propos, soucieux de la ligne Oder-Neisse.
« En vous écoutant, Monsieur, je croyais me trouver à la conférence au sommet... ».
Le malheureux disparaît, englouti sous une lame de rires.
Et on enchaîne.
Les questions attendues doivent porter sur la bombe atomique, l'Algérie, la Communauté et les Anciens Combattants.
Sur la table du président, pas une note. Il a déclaré lui-même dans ses « Mémoires » :
« Dans certains cas, je suis amené à improviser mes propos. Alors, me laissant saisir par une émotion calculée, je jette d'emblée à l'auditoire les idées et les mots qui se pressent dans mon esprit. Mais, souvent, j'écris d'avance le texte et le prononce ensuite sans le lire : souci de précision et amour-propre d'orateur, lourde sujétion aussi, car, si ma mémoire me sert bien, je n'ai pas la plume facile. »
L'exploit physique ainsi réalisé par un homme de soixante-neuf ans laisse, à chaque fois, médusé.
Cette « lourde sujétion » est-elle nécessaire ? Plus encore. Tout grand politique est d'abord homme de théâtre. Sans mise en scène, point de texte, point de geste qui portent.
Les réalisations Charles de Gaulle, conçues, interprétées et présentées par lui-même, ressortissent à l'art dramatique le plus complet. Jusqu'à ce début académique et un peu morne, qui mettra en valeur la soudaine chaleur de la voix, la forme moins compassée, donc plus humaine, de l'appel au F.L.N.
Le lyrisme (« Une page a été tournée par le grand vent de l'Histoire »), le souverain mépris (« On se demande à quoi prétendent les interprétations qui sont faites ici et là ») et aussi, semble-t-il, la passion de convaincre l'interlocuteur invisible auquel il s'adresse, vibrent tour à tour...
Qu'en restera-t-il, une fois le texte imprimé et les mots réduits à eux-mêmes ?
Ce sont les spectateurs qui donnent aux pièces leur signification. Ici, c'est Alger, c'est l'Armée, c'est le F.L.N. qui pétrifieront la lave de la phrase. Les journalistes présents ne sont qu'auditeurs et, si prompts qu'ils soient à saisir l'essentiel ; leur attention est trop sollicitée par la formule qui vient pour décortiquer dans l'immédiat, de mémoire, la formule qui s'en va.
Après l'émotion, c'est la performance. Une série de chiffres énumérés sans hésitation. À quel moment le jongleur va-t-il rater la balle ? Il ne rate pas.
Et puis, enlevé allegro vivace sitôt la réplique fournie, c'est le final sur les Anciens Combattants. Pirouettes, révérences, jetés-battus et entrechats pour terminer par un coup de poing : « Ce qui a été fait ne sera pas changé. Quand il s'agit de l'intérêt national, le pouvoir ne recule pas. Merci, messieurs. »
Le président disparaît derrière le rideau. La représentation est terminée. Elle a duré une heure dix. Le décor s'éteint. La salle se vide lentement. Les ministres serrent quelques mains et se pressent d'aller, en coulisse, féliciter l'auteur.
Curieusement, l'émission différée de la télévision ne donnera qu'une faible idée de la dimension du spectacle et du changement de ton qu'ont perçu tous les habitués de la cérémonie. Le président n'est point fait pour le petit écran gris, et moins encore pour la radio. Son talent n'est totalement sensible que dans les grands espaces enluminés.
L'impression qui demeure ? L'homme qui vient de parler n'est point, comme on l'a chuchoté, un homme las et diminué, assis au bord de l'Histoire. Ce sont les Français qui, las et rognés, sont assis au bord de de Gaulle.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express