La lettre de ''L'Express''

Europe 1 menacée de passer sous contrôle gouvernemental
Cette fois, c'est sérieux.
Si rien ne vient plus s'opposer aux ordres du Premier Ministre, Europe N°1 va, passer, dans un délai, relativement court, sous le contrôle du gouvernement. Le bruit en courait depuis plusieurs semaines, mais l'importance même d'une telle opération exigeait qu'aucun crédit ne soit accordé à des rumeurs non contrôlées. Aujourd'hui, nous avons pu acquérir la certitude que les choses en sont au point où il est nécessaire de rompre le silence et de faire connaître ce que nous savons.
L'affaire est délicate. A mener, à exposer, à comprendre aussi. Il y faut un peu d'attention. Elle le mérite.
La radio et la télévision sont, en France, monopole d'Etat.
C'est-à-dire qu'il est interdit à une compagnie privée d'installer une station émettrice sur le territoire français.
Pourtant, les auditeurs français peuvent entendre tous les jours, sans écouter la radio nationale, des bulletins d'information rédigés et « parlés » à Paris. Selon la région où ils résident, ils captent Radio-Luxembourg, Radio-Monte-Carlo ou Europe N°1. Pourquoi ? Parce que les émetteurs de ces stations se trouvent situés hors des frontières.
Europe N°1, c'est le résultat de l'activité :
— d'un émetteur situé en territoire sarrois, propriété d'une société sarroise de radio et de télévision ;
— d'une compagnie privée présidée par M. Sylvain Floirat, la Télé-Compagnie, qui exploite cet émetteur et dont les ressources sont constituées par les recettes publicitaires.
Europe N°1 n'est pas « à vendre », mais, moyennant une somme de l'ordre de deux milliards environ, n'importe qui peut, en principe, racheter demain une société actuellement en liquidation judiciaire, la R.B.V. Radio-Industrie, et se trouver ainsi à la tête de 49.000 actions du « holding » Images et Sons, soit 47 % des voix de contrôle d'Europe N°1.
Les autres actions se trouvent actuellement réparties entre M. Sylvain Floirat, la Thomson-Houston et divers petits porteurs.
Il est exclu cependant qu'une personne ou une société privée procède à ce rachat. Le contentieux de R.B.V. Radio-Industrie est en effet si compliqué que seul un organisme appuyé par l'Etat peut intervenir.
En outre, créancier de la R.B.V. à concurrence de 750 millions environ, l'Etat n'aurait, lui, qu'un complément, d'ailleurs considérable, à verser pour se porter acquéreur.
Dans cette hypothèse, les autres porteurs d'actions ne seraient évidemment pas placés dans l'obligation de vendre. Mais il va de soi que cette « nationalisation » à 47 % aurait pour effet d'entraîner une baisse sensible des actions (actuellement cotées autour de 18.000 francs), donc à provoquer le passage, entre les mains de l'Etat,
d'un nombre d'actions suffisant pour lui assurer la majorité et le contrôle financier d'Europe N°1.
Pourquoi l'Etat se livrerait-il à cet achat ? Pour deux raisons :
1° Dans un bref délai, les accords franco-allemands sur la Sarre entreront en application et la société sarroise propriétaire de l'émetteur d'Europe N°1 deviendra allemande. Le Quai d'Orsay n'apprécie pas et souhaite qu'un statut solide, né d'une entente entre gouvernements, vienne se substituer au statut actuellement précaire d'Europe N°1 ;
2° Le contrôle d'Europe N°1, c'est-à-dire de ses bulletins d'information, pourrait éliminer l'une des dernières ressources dont disposent les Français pour échapper à l'information « dirigée ».
L'opération, cependant, n'est pas simple.
En premier lieu, l'Etat ne peut engager un milliard de dépenses — et peut-être davantage — non prévues au budget.
Mais cela, c'est la théorie. En pratique, il paraît pour le moins improbable qu'aucune astuce de comptabilité ne puisse intervenir, si telle est bien la volonté du chef du gouvernement.
En second lieu, tant d'intérêts sont diaboliquement imbriqués dans cette affaire — dont nous n'avons donné ici que le schéma simplifié pour tenter d'en faire comprendre le mécanisme — que les procès pourraient se déclencher en série.
Mais cette perspective ne sera sans doute pas suffisante pour refroidir le zèle gouvernemental.
En troisième lieu, l'Etat ne peut pas devenir officiellement propriétaire d'un organisme d'information privé. Il sera tenu, s'il se rend maître d'Europe N°1, de lui conserver au moins les apparences de la liberté et tentera d'obtenir, dans le domaine de l'information, une docilité consentie.
Il reste que l'équipe actuelle d'Europe N°1 a, pour son métier, un respect auquel ce poste doit son influence et son prestige, et qui ne se conciliera pas aisément, le cas échéant, avec l'information dirigée ; qu'un changement d'équipe serait « voyant » ; que diverses combinaisons enfin peuvent encore être élaborées pour persuader un temps rédacteurs et auditeurs de « l'autonomie » du Journal parlé. Affaire à suivre.
Une chose est d'ores et déjà certaine : l'information libre, non pas « oppositionnelle », mais simplement libre, est encore tolérée — pour ce qu'il en reste — dans la mesure où il convient de la réduire avec le minimum d'éclats, de procéder par anesthésie et non par coups de poing, d'endormir et non de bousculer.
La technique est bonne. Combien sont-ils, ceux que le moindre bruit de bottes ferait tressaillir et qui dorment tranquilles parce que l'histoire avance en chaussons fourrés ? Fourrés de francs lourds, très lourds.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express