Publie quelques unes des premières réponses à l'enquête « Croyez-vous à la démocratie ? ».
Nous n'espérions pas recevoir, dans un si bref délai, de si nombreuses réponses à notre enquête « Croyez-vous à la démocratie? » (voir le questionnaire, page 36).
Plus de 1.300 lettres nous sont déjà parvenues, et chaque courrier nous en apporte de nouvelles. La plupart sont manuscrites, et leur dépouillement attentif exigera de longues heures de travail. Un travail bien intéressant.
En parcourant le contenu de ces piles de dossiers, quelle impression peut-on, dès aujourd'hui, en retirer?
1 Le sujet est brûlant, et nul n'y touche en vain.
« Un journal comme « L'Express » que je « n'aime » pas mais que j'achète régulièrement parce qu'il est celui qui attaque les questions les plus réelles et les plus passionnantes, ne peut faire de cette enquête qu'une interprétation tendancieuse, trop immédiate. Mais à longue échéance, par ce fait que « ça fait réfléchir », cela pourra avoir une utilité », écrit un lecteur de 39 ans, éditeur à Paris.
Précisons tout de suite. Nous nous efforcerons de ne donner aucune « interprétation » aux résultats de cette enquête. Ni la forme de notre questionnaire, ni le fond, ni sa diffusion ne l'apparentent d'ailleurs à un sondage d'opinion, et ne sauraient se traduire par des chiffres, des statistiques ou des conclusions artificielles. Il ne s'agit que de conduire chacun à s'interroger, et de confronter ensuite des points de vue, en leur conservant leur valeur personnelle, individuelle, et non « représentative » d'un groupe.
2 L'éventail de ceux qui nous ont déjà répondu est très ouvert. De 17 à 72 ans, de l'ouvrier ajusteur de 48 ans qui a été secrétaire de cellule au P. en 1934, au polytechnicien ingénieur-conseil de 53 ans qui se classe lui-même « grand bourgeois » et qui souhaite
« ... un régime autoritaire, avec référendum à faible périodicité, annuel pur exemple, sur les questions essentielles. »
C'est le fils d'un exploitant agricole, qui raconte :
« Ce matin mon père n'était pas là, j'ai commandé le personnel de la ferme. Il en faut un, me dira-t-on. Je l'admets. Mais je n'étais ni plus compétent ni supérieur aux ouvriers. J'attribue ce privilège à ma naissance, ce qui est proprement scandaleux (...). On me dit : « Tu es jeune, ça te passera... »
Sa réponse précède celle de l'inspecteur d'une compagnie d'assurances (35 ans) qui écrit :
« Quand je pense démocratie, ce qui me semble le plus important est de nous en débarrasser. »
Industriels, artisans, étudiants, petits et grands fonctionnaires, ouvriers d'usine, professeurs, petits et gros commerçants, prêtres, agriculteurs, de tous âges, d'opinions très diverses, écritures dépouillées d'intellectuels, écritures cursives d'hommes pressés, graphismes appliqués ou fantaisistes, la variété de nos correspondants est extrême. Sans doute les diverses catégories sociales et d'âge sont-elles inégalement représentées. Du moins nous le pensons sans avoir encore établi des comparaisons. Mais elles sont toutes présentes.
3 Si nous souhaitons maintenant que le plus grand nombre possible de nos lecteurs fassent l'effort de répondre à notre enquête, fût-ce en laissant de côté les questions qui leur paraissent inutiles ou qui ne les concernent pas, c'est pour pouvoir ouvrir le plus largement possible la discussion, car au sein d'une même « classe sociale, la même question déclenche des réponses très différentes. Ainsi, un élève de l'Ecole Centrale, 23 ans, fils d'industriel, écrit :
« En Espagne, on peut au moins penser ce qu'on veut. En pays communiste, on vous endoctrine quotidiennement, on vous lave le cerveau à fond. En Espagne les valeurs chrétiennes sont respectées ainsi que la religion. Le communisme opprime les religions et les philosophies non conformes. Le régime espagnol n'est pas l'idéal, loin de là, mais le communisme appliqué est bien pire. »
Mais un pasteur de 30 ans répond à la même question :
« Les crimes qui se commettent en Espagne se commettent au nom de Dieu. Cela suffit à me faire préférer le régime de la Tchécoslovaquie. »
Un homme de 31 ans qui appartient, écrit-il, à la grande bourgeoisie, note :
« Le revenu national espagnol n'a presque pas augmenté depuis dix ans. Celui de la Tchécoslovaquie a triplé. Des deux côtés, les écrivains, les artistes, les fonctionnaires doivent vivre assez bien, pourvu qu'ils aient l'échine souple. Mais les ouvriers, les paysans qui sont la grande majorité, sont en Espagne condamnés à la misère et au désespoir, tandis qu'en Tchécoslovaquie ils voient bon gré mal gré leur niveau de vie s'accroître d'année en année, les femmes ne sont pas des esclaves et les enfants peuvent aller à l'université. »
Et un directeur d'entreprise industrielle de 40 ans répond :
« En Tchécoslovaquie la promotion sociale semble possible, en Espagne non. Le régime espagnol me semblerait cependant le moins mauvais car, détestable actuellement, il permet l'espoir d'une révolution. Le régime tchèque bafoue gravement sur certains points les fondements de la démocratie, en particulier le respect des libertés. Je ne vois pas comment le peuple, détenteur théorique du pouvoir, pourrait se révolter contre lui-même afin d'abolir les effets de l'idéologie de l'appareil politique dominant. »
Ces divergences apparaissent à l'occasion de plusieurs questions. Et les réponses ne coïncident pas toujours, il s'en faut, à celles que, grossièrement, on pourrait attendre.
Nous demandions, par exemple : « Qu'est-ce qui vous paraît le plus important : la liberté d'opinion ou le rythme de progression du niveau de vie du plus grand nombre » ?
L'un de nos correspondants remarque :
« J'ai le droit d'avoir mes opinions mais je ne puis ni les exprimer (je serais foutu à la porte de mon travail) ni les faire passer dans la réalité. La progression du niveau de vie des masses n'est pas la démocratie, elle en est une condition préalable. » C'est un « grand bourgeois » qui parle.
Un autre, industriel :
« La progression du niveau de vie est néanmoins plus importante car elle permet de s'émanciper des tutelles et tyrannies, y compris celle de l'opinion. »
Le plus grand nombre souhaitent que les deux notions ne soient pas incompatibles — ou ils le croient — sans se résoudre à les hiérarchiser.
Mais c'est un ouvrier syndiqué de 28 ans qui, tout en déclarant que...
« ... Le droit de dire m... n'empêche pas de mourir de faim », conclut : « ... et pourtant, je reconnais que c'est pour moi le plus important. L'homme ne vit pas seulement de pain. »
En poursuivant, dès aujourd'hui, nous ferions une exploitation incorrecte, légère, des lettres de nos lecteurs. Il faut d'abord aller plus à fond, tout lire, classer, comparer, bref travailler.
Notre enquête est-elle utile ? Inutile ? Ou inconsciemment tendancieuse ? demandions-nous. « Utile » répondent tous ceux dont nous avons pu lire les lettres. Sur le second point, les avis sont partagés, mais nous emprunterons à M. Raymond M... sa conclusion :
« Votre enquête est très utile. Inconsciemment tendancieuse, mais c'est sans importance et j'aurais parfaitement admis qu'elle le soit ouvertement : la politique est un choix conscient. »
Certes. Mais ayant pour notre part choisi, nous souhaiterions, nous croyant démocrates, informer plutôt qu'imposer.